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Identifier la donnée pertinente pour améliorer l’efficacité économique de la direction juridique

Par Anne Portmann

Une étude réalisée par GLIS (Global Law Integrated Solutions) auprès du Cercle Montesquieu identifie les obstacles majeurs à la transformation des directions juridiques et donne des pistes pour les surmonter. Explications par Alan Ragueneau, fondateur de GLIS et Amélie de Braux, co-présidente de la Factory du Cercle Montesquieu.

Qu’avez-vous voulu mettre en avant
avec cette étude ?

Alan Ragueneau : Au cœur de ce rapport se trouve une volonté profonde de comprendre et de surmonter les obstacles auxquels sont confrontées les directions juridiques dans leur transformation digitale. Fort de plus de deux décennies d’expérience diversifiée—allant des Big Four aux grands cabinets d’avocats, en passant par des postes de directeur juridique au sein de multinationales américaines—j’ai développé une méthodologie unique qui combine des éléments souvent considérés séparément. Cette approche holistique intègre une expertise juridique de haut niveau, l’opérationnalisation du droit dans des organisations globales complexes, et l’utilisation stratégique de la technologie.

En collaboration avec le Cercle Montesquieu, j’ai appliqué une version allégée de cette méthodologie pour analyser le modèle opérationnel des directions juridiques. Cette analyse implique la collecte de données opérationnelles sur les activités des juristes internes, permettant de quantifier le temps consacré aux tâches à faible et à haute valeur ajoutée grâce à une taxonomie à cinq niveaux. Elle offre une description cohérente des activités juridiques et des risques et opportunités sous-jacents.

Les résultats qui vont largement au-delà de cette étude (nous avons été en contact avec de nombreuses DJ ces dernières années) sont révélateurs : les juristes passent une proportion significative de leur temps—jusqu’à 75%—sur des tâches à faible valeur ajoutée, comme la révision d’accords de confidentialité. Cette inefficacité a un coût considérable pour les organisations. De plus, le déploiement des technologies juridiques est souvent douloureux et sous-optimal, car il manque une approche stratégique holistique qui aborde les véritables points de douleur. Il est clair que les solutions ne viendront pas des acteurs traditionnels du marché, qui ont plutôt intérêt à maintenir le statu quo. C’est pourquoi j’ai décidé de créer ma propre entreprise pour offrir cette approche stratégique unique aux pionniers prêts à adopter de nouvelles méthodes. Mon objectif est d’apporter une transparence totale entre tous les acteurs du droit et de proposer des solutions qui dépassent les aspects technologiques et opérationnels.

Amélie de Braux : Les legal ops n’ont pas les bonnes données, parce que les directions juridiques manquent de vision stratégique et ne s’appuient pas sur des indicateurs pertinents au regard de la stratégie globale de l’entreprise et de ses objectifs commerciaux.

A.R. : Après la crise financière de 2008, de nombreuses directions juridiques ont adopté une stratégie d’internalisation pour optimiser les coûts, en consolidant les dépenses externes et en augmentant le volume de travail réalisé en interne. Dans une vie professionnelle antérieure, avant de débuter mon activité de consultant il y a cinq ans, nous avons réussi à réaliser une optimisation des coûts de 30 % sur des dépenses juridiques régionales se chiffrant en dizaines de millions d’euros. Cela a été principalement accompli grâce à la consolidation des cabinets d’avocats à travers différents pays.

Cependant, cette approche n’a pas résolu les inefficacités des coûts externes, notamment en ce qui concerne le manque de transparence et l’absence d’amélioration du temps nécessaire pour produire les livrables. En interne, les équipes juridiques restantes se sont retrouvées avec trois ou quatre rôles à assumer, entraînant une répartition déséquilibrée du travail parmi les membres. Le manque de données opérationnelles sur les activités des équipes juridiques constitue un obstacle majeur à tout progrès. Elles sont submergées par des activités à faible valeur ajoutée et n’ont pas le temps de s’engager dans des projets de transformation digitale. Des équipes juridiques opérationnelles (legal ops) isolées ne peuvent pas accomplir grand-chose ; la transformation doit passer par les personnes sur le terrain !

Quelle a été votre méthodologie ?

A.R. : Notre méthodologie est conçue pour être à la fois efficace et efficiente, en combinant des questionnaires, des entretiens et des calculs automatisés basés sur les données que nous recueillons auprès des participants. Cette approche minimise le temps que les participants doivent consacrer aux projets de transformation. Par exemple, dans le cadre du projet de mécénat avec le Cercle Montesquieu, chaque participant n’a investi qu’environ 1,5 heure. Lorsque nous travaillons avec des clients individuels, l’engagement en temps est d’environ 7 heures, et au bout de trois mois, nous fournissons une cartographie complète pour des équipes d’environ 25 juristes. Cette cartographie détaille les heures passées par les avocats sur des activités à faible valeur ajoutée versus à haute valeur ajoutée, et met en évidence les risques et opportunités sous-jacents clés.

Dans le projet de mécénat impliquant 14 entreprises différentes, bien que nous n’ayons pas pu aller aussi en profondeur qu’avec des clients individuels, nous avons tiré des enseignements très intéressants du groupe diversifié de participants. Ce qui est frappant, c’est la cohérence des barrières identifiées et le manque d’approches réellement nouvelles. Cela reflète les défis précédemment soulignés concernant le manque de compréhension et vision stratégique de ce que recouvre un programme de transformation. Aborder les problèmes d’un point de vue purement micro-opérationnel, avec la croyance que la technologie résoudra tous les problèmes, explique ce faible niveau de maturité. 

Quels sont les principaux résultats
de l’étude ?

A.R. : On constate en premier lieu que 79 % des répondants ont indiqué que des changements étaient intervenus au sein de la DJ au cours des deux dernières années, que ce soit une refonte des processus, l’adoption de nouvelles technologies ou encore un changement de stratégie, ce qui témoigne de ce qu’il n’y a pas de réticence de principe au changement.

L’étude examine les obstacles principaux à la transformation des DJ, qui sont au nombre de neuf. Les deux obstacles principaux qui ressortent de l’étude sont, de loin, l’absence de budget, citée par 57 % des répondants et les difficultés à articuler le retour sur investissement (ROI), considérées comme un obstacle important par 43 % d’entre eux. Ces deux obstacles principaux s’expliquent par ce phénomène de cercle vicieux que nous avons évoqué précédemment sur les conséquences de la stratégie d’internationalisation. 

Quelles solutions à ces blocages ?

A.R. : La première solution pour surmonter ces blocages est de changer de mentalité au sein de la direction juridique. Il est essentiel d’être conscient de ses propres limites : accepter que l’on ne maîtrise pas entièrement le processus de transformation et reconnaître qu’un juriste talentueux, intéressé par la technologie, ne suffira pas à faire une différence significative.

La deuxième solution consiste à faire de l’obtention des ressources nécessaires à la transformation digitale (et les données opérationnelles granulaires évoquées plus haut) une priorité. Avec l’aide d’experts externes, l’élaboration d’un plan pour acquérir ces ressources est indispensable. Le troisième facteur clé de succès est l’approche transversale de cet effort. Il est crucial d’impliquer l’ensemble de l’organisation, en commençant par le conseil d’administration, ainsi que les principales fonctions opérationnelles et supports comme l’informatique et les ressources humaines.

A. de B.: Les juristes et les directeurs juridiques savent désormais démontrer que le droit a un impact partout et les directions générales commencent à le comprendre avec l’essor des enjeux de conformité. Cependant, nous constatons encore que les directeurs juridiques ne parlent pas le même langage que les autres directions. Ces dernières ont toutes des chiffres qui permettent de visualiser leur activité, tandis que le cœur de la matière des directions juridiques reste encore bien trop souvent exprimé par des mots. Le droit ne devrait pas être une fin en soi, mais un outil. Par exemple, la conformité pourrait faciliter le développement commercial, et passer donc au cœur du business.

Comment y parvenir ?

A.R. La clé pour traduire des concepts juridiques complexes en activités commerciales concrètes réside dans la simplification du droit. Les juristes ont tendance à maintenir ou à augmenter cette complexité, alors que leur rôle devrait être de le rendre plus accessible. Ils devraient développer des outils en libre-service pour les entreprises, permettant aux employés de gérer leurs activités et les aspects juridiques associés de manière autonome et sécurisée. C’est le deuxième indicateur clé de performance : montrer que l’intervention des juristes devient de moins en moins nécessaire sans augmenter les risques ni réduire les opportunités. C’est ici que nous constatons les véritables avantages de l’intelligence artificielle. Comme l’explique Daniel Kahneman dans son ouvrage majeur Noise, l’IA aidera le secteur juridique à démocratiser le droit.

A. de B. : Même si la fin des juristes n’est évidemment pas souhaitable, c’est un risque. Et Xavier Niel, dans un entretien récent avec le bâtonnier de Paris, assurait à juste titre qu’il ne fallait pas craindre l’IA mais plutôt craindre ceux qui allaient maîtriser l’IA. Force est de constater que les directeurs juridiques ont raté le train de la transformation digitale pour eux-mêmes. Il s’agit donc de ne pas rater celui de cette nouvelle ère technologique, avec notamment l’IA. C’est une opportunité unique de repenser notre fonction. Il faut cesser de ne pas avoir de vision pour son propre département. Il faut pouvoir se mettre à la portée des autres et parler le même langage, cela passe aussi par l’utilisation des mêmes outils. Il n’est pas question pour les directeurs juridiques d’arrêter de faire du droit, évidemment, mais il faut le faire autrement et être au plus près des équipes, en ayant la capacité d’adopter un langage commun et plus universel. T

Anne Portmann

Contact pour avoir accès au rapport sur demande :
alan.ragueneau@glislegal.com