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Face à la crise, quelles possibilités de modification du prix au regard du droit de la commande publique ?

Par Ondine Delauynay

Dans un avis du 15 septembre 2022 (405540), le Conseil d’État a cherché à résoudre l’équation délicate entre les conséquences financières de la crise inflationniste et l’intangibilité du prix en commande publique. Éric Nigri, associé du cabinet éponyme et spécialiste des marchés publics, décrypte cette décision attendue des acteurs concernés, et brosse des perspectives sur sa portée effective.

Dans quel contexte le Conseil d’État a-t-il été saisi ?

Depuis plusieurs mois, les entreprises ont du mal à exécuter leur marché au prix initialement convenu, dès lors que les coûts de production (et donc leur prix de revient) augmentent de manière importante du fait de l’inflation générale et de la flambée des prix de certains composants, ou matières premières. En matière de commande publique, le caractère définitif des prix stipulés implique, qu’en principe, ils sont intangibles durant le contrat. Dans ce contexte économique en tension, le ministère de l’Économie a donc saisi, le 14 juin 2022, le Conseil d’État d’une demande d’avis concernant les possibilités de modification du prix, au regard du droit de la commande publique, et les conditions d’application de la théorie de l’imprévision.

Cette consultation du Conseil d’État, agissant comme une sorte de bureau d’études juridiques, est-elle usuelle ?

Le code de justice administrative (CJA) attribue au Conseil d’État une fonction consultative. La plus répandue concerne l’examen de projets de texte pour vérifier leur conformité aux normes supérieures. Le gouvernement peut aussi consulter le Conseil d’État sur « les difficultés qui s’élèvent en matière administrative » (article L. 112-2 CJA). Selon le rapport du Conseil d’État, 13 avis ont été publiés en 2021. Mais l’on ne manquera pas de noter que cet avis du 15 septembre 2022 a été adopté par le Conseil d’État en assemblée générale, ce qui traduit l’importance des questions qui lui étaient soumises.

Le Conseil d’État apporte-t-il des remèdes concrets pour les acteurs concernés ?

Après examen du cadre juridique pertinent, le Conseil d’État confirme que les seules clauses financières d’un marché public peuvent être modifiées « dès lors [que ces modifications] correspondent aux hypothèses et respectent les conditions et limites fixées par les dispositions qui leur sont applicables ». La formule employée - qui ouvre une porte mais pas entièrement - mérite un éclairage pour les agents économiques au regard du contexte propre aux marchés publics. Un marché est, en principe, conclu à la suite d’une procédure de mise en concurrence des opérateurs économiques intéressés. En grande partie, cette donnée explique, qu’ensuite, une éventuelle modification du marché est nécessairement encadrée pour ne pas risquer de fausser les conditions de cette concurrence initiale. Concrètement, la renégociation du prix d’un marché est donc permise dans trois hypothèses : (1) elle met en oeuvre une clause de réexamen prévue dans les clauses du marché (article R. 2194-1 du code de la commande publique) ; (2) cette modification est rendue nécessaire par des circonstances imprévues (article R. 2194-5 CCP), ce qui signifie que les pertes subies par l’entreprise doivent être imputables à des évènements, ainsi que leurs conséquences financières, ne pouvant raisonnablement avoir été envisagées par les parties au moment du contrat (un plafond de 50 % du montant du marché initial s’applique dans le cas de cette modification du prix) ; (3) les parties peuvent renégocier le prix, sans avoir à justifier de l’existence de circonstances imprévisibles, lorsque l’augmentation en découlant constitue une modification de faible montant (article R. 2194-8 CCP), c’est-à-dire inférieure au seuil européen applicable (140 000 € HT ou 215 000 € HT selon le pouvoir adjudicateur pour les marchés de fournitures et de services) et inférieure à 10 % du montant du marché initial (pour les mêmes marchés). Par ailleurs, le Conseil d’État rappelle que pour les contrats administratifs, la théorie de l’imprévision, dont les conditions d’application ont été codifiées (article L. 6, 3° CCP), peut aussi être un remède permettant à l’entreprise d’obtenir, si besoin devant le juge du contrat, une indemnité compensatrice en cas de bouleversement temporaire de l’équilibre du contrat (le plafond de 50 % précité ne s’applique pas à cette indemnité d’imprévision). Si nécessaire, l’indemnité d’imprévision peut être combinée avec une modification du contrat.

Les remèdes apportés sont-ils d’une efficacité suffisante ou voyez-vous des points de blocage, ou des interrogations ?

Il est encore trop tôt pour tirer un premier bilan. On peut seulement s’interroger sur des limites pouvant remettre en cause l’efficacité attendue des hypothèses de modification ci-dessus. Le principal point de blocage réside dans le positionnement de l’acheteur : il n’est pas contraint de prendre l’initiative d’une modification du prix, lorsqu’elle est permise, ou de l’accepter quand l’entreprise lui en fait la demande. En pratique, la renégociation du prix sera donc dépendante de la prise de conscience du pouvoir adjudicateur quant à l’étendue des charges anormales supportées par l’entreprise. En cas de nécessité, l’autorité compétente pourrait adresser des consignes fortes aux acheteurs placés sous sa tutelle pour garantir l’efficacité du dispositif. Le Conseil d’État n’a pas réservé un traitement particulier pour les marchés qui, en application du CCP, ont été conclus « sans publicité ni mise en concurrence » (ex : droits d’exclusivité). Une discussion n’était a priori pas exclue pour apprécier si ces marchés particuliers peuvent donner lieu à une renégociation dans des conditions plus larges que le droit commun. Il ne ressort pas clairement de l’avis que lorsque l’entreprise est exposée à des surcoûts, sans privation du bénéfice total escompté, elle est bien éligible aux possibilités de modification du prix permises par le CCP. S’agissant des circonstances imprévues permettant une modification du prix, la voie ouverte paraît plus restrictive, finalement, que le texte : il vise une circonstance « qu’un acheteur diligent » ne pouvait pas prévoir, tandis que l’avis fait référence à des circonstances nouvelles qui ont dépassé les limites ayant pu raisonnablement être envisagées par les parties au moment de contracter.