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Être procureur, à Paris ou à New-York

Par Anne Portmann

Le cabinet Baker McKenzie a organisé, mardi 11 juin 2024, une rencontre entre l’ancien procureur de Paris, François Molins, et l’ancien procureur de Manhattan, Cyrus Vance Jr. L’occasion de regards croisés sur la justice pénale, de part et d’autre de l’Atlantique.

C’était presque à un dialogue à bâtons rompus auquel le cabinet Baker McKenzie nous invitait à assister entre les deux hommes. L’ancien procureur de l’île de la cité et celui de l’île de Manhattan se connaissent depuis longtemps et ont, au fil du temps et des rencontres, construit des liens d’amitié. François Molins raconte que c’est après l’affaire Merah, en 2013, alors qu’il travaillait régulièrement avec les services d’intelligence américains et rencontrait régulièrement le DoJ, qu’il a fait la connaissance de son homologue, qui l’a ensuite reçu à chacune de ses visites à New-York. Les deux parquets ont mis en place un jumelage, des magistrats américains venant quelques mois à Paris et inversement. « Les grandes villes ont des guerres communes » a lancé Cyrus Vance Jr, qui a de la famille en France, connaît et aime notre pays. « Nous avons vite compris qu’il était important de collaborer avec des magistrats hors des USA, notamment de partager les informations sur la question du terrorisme », a-t-il poursuivi, tantôt en anglais, tantôt dans un français impeccable.

Éric Lasry, associé de Baker McKenzie, qui animait cette rencontre avec Clotilde Guyot-Réchard, partner au sein du cabinet, a posé la question de la différence de pratique, ici et outre-atlantique, concernant la recherche de la vérité. François Molins a souligné la différence de moyens entre le parquet parisien, dépourvu de budget, et le parquet new-yorkais, qui touche une quote-part des amendes qu’il récolte. « Cela lui permet d’investir », note François Molins, qui a donné en exemple un logiciel développé par le bureau du district attorney pour craquer les téléphones portables. Impensable en France. Qu’on en juge : alors que l’effectif de l’île de la Cité est de 130 parquetiers, Cyrus Vance a annoncé avoir sous son autorité près de 600 public prosecutors et un budget de 100 à 140 M$ annuels !

Des missions et une vision communes

On pourrait faire aux procureurs américains la réflexion que leur élection les oblige à satisfaire leurs électeurs, mais Cyrus Vance, même s’il a été réélu plusieurs fois sous la bannière du parti démocrate, est parfaitement clair : « Tout comme François Molins, je suis apolitique et j’ai toujours été guidé par la protection de la communauté, qui est notre mission à tous les deux ». Il raconte avoir été très impressionné par les qualités de communication de son homologue français, lorsqu’il s’adressait directement à ces concitoyens après les attentats. François Molins, de son côté, note que, peu importe qu’il soit élu ou nommé, le danger pour le procureur de vouloir plaire existe.

Éric Lasry a également demandé à l’américain si les poursuites sur le fondement des lois extraterritoriales, dont les européens avaient l’impression d’être les cibles privilégiées, étaient motivées par des raisons économiques. Cyrus Vance, s’il comprend que les européens aient cette impression, assure cependant que ces poursuites ne sont pas motivées par un but économique. « Je sais que cela doit paraître menaçant aux non-américains, mais les menaces contre notre pays nous imposent de connaître notre environnement et d’être attentifs à ce qui préoccupe nos concitoyens », s’est-il justifié pour expliquer ces procédures.

Les deux hommes ont également dit avoir en commun l’attention portée à la lutte contre les violences envers les femmes. Ainsi, François Molins, lorsqu’il était procureur de Bobigny, a mis en place le téléphone grand danger, élaboré avec ses équipes en collaboration avec la police et des acteurs associatifs. Un dispositif inédit, aujourd’hui légalisé. Cyrus Vance, sur ce front, se félicite d’avoir généralisé l’envoi systématique aux laboratoires des « rape kits », donnés aux femmes victimes d’agression sexuelles ou de viol, dont l’analyse a permis d’alimenter une base recensant les ADN des agresseurs. « Certains kits étaient dans les postes de police depuis des dizaines d’années », a-t-il révélé.

Les grandes affaires médiatiques

Les modérateurs ont aussi évoqué avec les deux hommes les grands dossiers médiatiques emblématiques de leur carrière : les affaires Trump, Weinstein et Strauss-Kahn pour Cyrus Vance, qui a dit les difficultés rencontrées notamment avec l’ancien président américain, objet d’une enquête financière en 2017. « Donald Trump m’a poursuivi et la situation était très difficile, mais nous avons réussi à faire juger que personne, même le président des États-Unis, ne pouvait échapper à une enquête financière et j’en suis très fier », a déclaré le magistrat.

Questionné sur les pressions qu’il aurait subies lors de dossiers politico-financiers, François Molins a indiqué n’en avoir subi aucune au moment de l’affaire Cahuzac, mais a souligné que ces enquêtes avaient toutes été initiées grâce aux articles des médias d’investigation. « Si les journalistes font le travail, c’est parce que les autorités n’en ont pas les moyens », a-t-il déploré. C’est ainsi en vérifiant un enregistrement révélé par Mediapart que les poursuites contre Jérôme Cahuzac ont débuté, et c’est avec un article du Point que le parquet s’est saisi de l’affaire Bygmalion, se souvient-il. « Toutes les affaires politico-financières des 20 dernières années sont arrivées par la presse d’investigation », a-t-il constaté.