Du juriste à la machine, des faits à la donnée
Mardi 11 mars 2025, s’est tenue à l’Hôtel de l’Industrie, au cœur du quartier latin, la deuxième édition du Forum des Éclaireurs du droit. Un événement qui s’impose comme un lieu d’échanges de haut niveau permettant d’évoquer les questions de la transformation de l’écosystème juridique à l’aune de la technologie, à la lumière d’autres disciplines. Le fil conducteur des interactions de cette année : les faits au tamis de la technologie.
C’est autour de quatre défis qu’était construite cette après-midi de dialogue autour du bouleversement causé par l’IA sur le métier de juriste et sur la société en général. Tour à tour, les intervenants, professionnels du droit et éclaireurs, sont intervenus sur le thème de la confiance, de la transmission à l’ère de l’IA, du risque et du leadership. Une approche pluridisciplinaire et dynamique, sous l’égide de la journaliste spécialiste du numérique : Marjorie Paillon.
Guillaume Deroubaix, président de Lamy Liaisons et CEO de Karnov Group région sud, a introduit les propos, soulignant son ambition de proposer un programme décalé et de prendre des chemins de traverse pour « penser autrement l’écosystème du droit ». Le Forum propose ainsi de s’extraire des postures du techno-béat ou, à l’inverse, du techno-réfractaire, afin que puisse émerger « un droit éclairé par la technologie, mais toujours guidé par la sagesse humaine ». La professeure Marie-Anne Frison-Roche, qui intervenait ensuite, a dressé le triste constat, lié à l’actualité, de politiques au pouvoir balayant le droit d’un revers de main. Elle a appelé les juristes à faire face à ces puissants qui s’emploient, paradoxalement, à détruire le droit par le droit, à coup de réglementations. « Les juristes doivent dire non, ils doivent dire qu’il n’est pas possible de s’affranchir de l’existence du droit, car les hommes seraient alors abandonnés à la seule force ». Selon elle, il appartient à la communauté des juristes de défendre et de transmettre les valeurs du droit, dont ils sont les gardiens et qui existe indépendamment d’eux. Pour cela, croit-elle, la technologie sera leur meilleure alliée. « Le droit peut dire non et la technologie aidera à le faire », a-t-elle conclu.
Confiance et transmission
Les échanges se sont ensuite portés sur le thème de la confiance. Yannick Meneceur, magistrat et maître de conférences à l’université de Strasbourg a constaté les multiples craintes et défiances à l’égard de l’IA d’un côté, et de l’autre, l’empilement des chartes, normes, bonnes pratiques et autres règles qui tentent d’encadrer son utilisation. Face à cette « effervescence », il considère que la seule manière de faire émerger la confiance, pour le juriste, est de donner un cap humaniste à la technologie. Pour Mahasti Razavi, associée et managing partner du cabinet August Debouzy, la confiance est une alchimie particulière, qui résulte d’une trajectoire et d’un parcours effectué ensemble. « La confiance ne se décrète pas face à une technologie émergente, elle se construit », a-t-elle affirmé. Pour l’avocate, la confiance se gagne moins au stade du traitement de la question par le droit, qu’au moment de savoir si la promesse est réelle : peut-on répondre à ce besoin, à ce cas d’usage ? « En pratique, cette étape correspond à une phase que l’on pourrait qualifier de POC, qui permet de vérifier l’adéquation d’un outil à un besoin », a-t-elle conclu en précisant qu’un groupe de travail avait été mis en place dans son cabinet pour utiliser, de manière intense, les produits proposés sur le marché pour savoir s’ils pourraient donner lieu à un usage plus global.
Laurent Guimier, journaliste et directeur de l’information de CMA Media a ensuite fait le parallèle avec le secteur de l’information, comme en écho à Yannick Meneceur, qui a mentionné lors de son intervention que seuls 36 % des Français faisaient confiance aux médias qui utilisaient l’IA. Laurent Gimier considère que dans le secteur médiatique, les principaux défis sont ceux de la fin du monopole des journalistes face aux développements, notamment, des réseaux sociaux, mais aussi la dématérialisation croissante des supports, qui pose le problème de savoir où chercher l’information fiable. Selon lui, les journalistes devraient se concentrer sur quelques domaines d’excellence où ils gardent toute leur légitimité, comme celui d’apporter la nuance dans un débat public ultra-polarisé, mais aussi sur les questions de traçabilité d’enquête et de déontologie. « Tout dépendra de la capacité d’exprimer la matière que sont les faits », estime-t-il.
C’est ensuite de transmission dont il a été question lors de la deuxième table ronde, qui rassemblait l’universitaire Pierre Berlioz et la première vice-présidente de la chambre des notaires de Paris, Sophie Thibert-Belaman. Le premier a d’abord lancé qu’il n’était plus question pour l’université de « créer des étudiants qui seraient des bases de données sur pattes » et qu’il fallait en finir avec l’idée de la quantité de connaissances accumulées. « Le statut du juriste sachant, c’est terminé », a-t-il lancé un brin provocateur. Posant au passage la question pertinente de savoir ce que fait un juriste - la consultation n’étant toujours pas définie par la loi – il constate que l’on attend désormais d’abord du juriste sa maturité professionnelle. « On doit former des seniors sans qu’ils passent par la case juniors ». Il préconise dès lors que les étudiants apprennent à « faire faire » à la machine et à contrôler le résultat. Ils doivent également s’approprier le résultat obtenu et assumer la responsabilité des conséquences de son application. C’est ainsi toujours l’humain qui devra répondre de ce passage du fait au droit et du droit au fait. Sophie Thibert Belaman a partagé l’analyse proposée par l’universitaire, jugeant que le rôle du juriste n’est pas tant de restituer du savoir juridique, que de partir d’une feuille blanche pour poser la bonne question à partir des faits qui lui sont soumis et d’ensuite déployer des arborescences pour pouvoir la résoudre.
Le sociologue Bilel Benbouzid, venu éclairer ce thème de la transmission, a brillamment souligné la nature ambivalente des effets de l’IA, études à l’appui. Ainsi, si l’IA peut parfois provoquer des troubles de l’attention, il est prouvé qu’elle les atténue chez les personnes qui en souffrent. Autre exemple : la crainte que les premiers bénéficiaires de l’IA soient les jeunes a finalement été gommée par la capacité des seniors à être plus critiques, donc plus efficaces face aux résultats proposés par la machine. Le sociologue a même fini par conclure que l’IA ne devait pas être considérée comme un instrument permettant d’aplanir les inégalités, car elle porte en elle le risque de les creuser, au détriment de ceux qui n’auront d’autre choix que de se soumettre aux résultats qu’elle propose, et au bénéfice de ceux qui, pour conserver leur position, ont la volonté et les moyens de faire mieux qu’elle.
Risques et position du leader
La troisième table ronde a été l’occasion de se pencher sur l’émergence du principe de responsabilité anticipée. Pascal Alix, avocat et doctorant à Paris I, a commencé par rappeler que, selon une étude du MIT, 65 % des risques liés à une IA n’apparaissaient qu’après le déploiement du système et que les normes encadrant les IA et protégeant les droits fondamentaux des individus portaient en elles beaucoup de signaux faibles de l’émergence de ce principe de responsabilité anticipée, étape suivant le principe de précaution.
Poursuivant, Aurélie Klein, avocate au sein du cabinet Fidal, a estimé que la réglementation en la matière est fondée sur ce qu’elle appelle « l’approche du risque éclairé ». Elle souligne le danger du risque imprévisible, car indétectable, et donne en exemple le cas du cabinet d’avocats qui, dans un mémoire déposé devant une juridiction New-Yorkaise, se fondait sur des décisions de justice hallucinées par l’IA. Elle pointe également le risque du devenir de la donnée traitée par l’IA. Ira-t-elle enrichir des données probabilistes pour d’autres utilisateurs ? Elle explique que face à ces risques, Fidal a opté pour une IA verticale sur mesure, coconstruite avec un opérateur et enrichie de données européennes fiables. Elle insiste aussi sur l’importance de préserver la valeur de l’humain, face aux itérables traités par la machine, et le développement des soft skills que sont l’écoute, l’empathie, le savoir être. « L’IA doit être une alliée, mais reste un outil. Le juriste doit conserver sa fantaisie, son humanité et sa capacité à créer le droit à partir des faits », a-t-elle expliqué.
L’ancien président de l’Arcep, Sébastien Soriano, a complété le propos en disant que le défi était de concentrer la norme sur les opérateurs les plus puissants, qui par définition, présentent le plus de risques, sans étouffer les plus petits et freiner leur développement. Une gageure qui a pourtant été résolue dans le secteur bancaire avec le statut des opérateurs dits « systémiques », plus contrôlés que les autres par le régulateur.
La dernière table ronde a été l’occasion, pour Catherine Olive, co-managing partner du cabinet Osborne Clarke et Jean-Philippe Gille, président de l’AFJE, d’échanger sur la transformation des structures et l’horizontalité, en cabinet comme en entreprise. « Le numérique a créé un nouvel écosystème qui nous amène à fonctionner de manière différente. Nous avançons désormais en mode projet, en prenant position grâce à des interactions rapides sans passer par de longues itérations. Cela permet aux jeunes de prendre leur place », a considéré Catherine Olive. Jean-Philippe Gille a quant à lui appelé à résoudre les questions liées à crise de la représentation et à la perte du sens du collectif. Il a alerté sur le rôle complexe du manager qui doit être aussi bien au ras du terrain pour tester les outils et dézoomer pour prendre du recul, « faire l’hélicoptère », en somme. Intervenant comme éclaireur, Pierre Gattaz, ancien patron du Medef et PDG de Radiall, a expliqué à la salle ce qui, à ses yeux, constituait un bon leader. Pour lui, l’IA peut représenter une aide au leadership, dans la mesure où la technologie aide à appréhender la réalité des faits et fournir des statistiques, des chiffres permettant au dirigeant de prendre de bonnes décisions et à tenir le bon cap. Quant à savoir si l’IA est un bon manager… « il faudra essayer de faire piloter une entreprise ou un pays par une IA », a-t-il lancé dans un grand sourire.
Le rôle d’interface
Comme lors de la première édition, c’est l’historien Raphaël Doan qui a clôturé cette journée particulièrement dense et riche. Il a expliqué que l’IA, aussi douée soit-elle, ne repose que sur le texte et l’écrit et ne peut pas appréhender le monde réel et physique. Dès lors, le rôle de l’homme et donc du juriste, est de faire l’interface entre le monde réel et le texte. Dressant le constat de ce que le droit est à la frontière du texte et de la réalité, le rôle du juriste sera d’articuler et d’organiser les différents textes pour qu’ils répondent à la réalité du besoin du client ou de l’entreprise. Ainsi si certaines tâches, les plus courantes, pourront être automatisées, ce ne sera pas un remplacement, car il faudra aussi traiter les problèmes atypiques. Pour cela, le juriste devra sortir de sa zone de confort pour s’efforcer de rendre compte fidèlement de la réalité des faits. Et d’expliquer : « L’homme doit faire l’effort de marcher en sens contraire et avoir la capacité de repenser le monde de manière différente ». Une conclusion à la hauteur de cet événement.