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Des directeurs juridiques résilients et optimistes

Par Anne Portmann

C’est une formule renouvelée des Débats du Cercle, qui a réuni les membres du Cercle Montesquieu, mardi 4 juin dernier, à la Maison de la Chimie. Après une matinée strictement réservée aux membres de l’association qui leur a permis de tenir leur assemblée générale et d’assister à des ateliers pratiques, l’après-midi était consacrée à deux conférences plénières, l’une sur l’intelligence économique et l’autre sur l’inflation normative.

Après l’ouverture des débats par Martial Houlle, président du Cercle Montesquieu, Ondine Delaunay, rédactrice en chef de la LJA et qui avait été l’organisatrice des premiers débats du Cercle Montesquieu, il y a une douzaine d’années, a rappelé le chemin parcouru par les directeurs juridiques depuis ces débuts. « Plus personne n’oserait aujourd’hui rabaisser l’avantage compétitif d’une équipe juridique efficace, ni la place essentielle du directeur juridique au sein de l’entreprise », a-t-elle lancé à la salle en ajoutant : « plus vous serez influents au sein de vos organisations, plus le marché du droit en sera tiré vers le haut ».

Le DJ, rempart des entreprises

C’est sur ces paroles encourageantes que Karine Tollemer, secrétaire générale du Cercle, a ouvert la première table ronde, intitulée « Intelligence économique : comment faire face à la résurgence des risques ? ». Joffrey Célestin-Urbain, directeur du Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) a commencé par exposer que depuis la mise en place en 2020 de la plateforme de détection des intrusions étrangères, le nombre de signalements annuels n’avait cessé d’augmenter pour dépasser, en 2023, la barre des 1 000. Ces intrusions étrangères peuvent concerner les entreprises de tous secteurs et de toutes tailles. En 2023, les menaces concernaient, aux deux tiers, des entreprises non cotées. Frédéric Pierucci, ancien cadre d’Alstom, qui est aujourd‘hui consultant en compliance stratégique et opérationnelle, considère à cet égard que les directeurs juridiques sont des « Vauban du xxie siècle », c’est-à-dire des remparts contre les menaces qui pèsent sur les entreprises. Et celles-ci, protéiformes, sont de plus en plus sophistiquées. Joffrey Célestin-Urbain estime que la conscience de cette nécessité de protéger l’entreprise contre ce type de menaces se fait de plus en plus aiguë. « Désormais, les dirigeants viennent voir le Sisse avant des opérations importantes, telles une levée de fonds », remarque-t-il. Olivier de Maison Rouge, avocat, estime quant à lui que le mouvement actuel de compliance semble constituer une réponse à une forme d’utilisation du droit comme arme de compétitivité économique. « Ce type d’approche par le risque est typique de l’intelligence économique », note-t-il. Antoine Volet-Surcouf, fondateur du cabinet Forward Global, constate que les entreprises sont d’ailleurs plus sensibles aux micro-menaces qui entraînent des conséquences sur leur travail au quotidien qu’aux menaces macro-économiques, qui ne les touchent qu’indirectement et leur paraissent relever du régalien. Dans ce contexte, la protection de l’entreprise ne doit pas relever uniquement du directeur juridique, mais de tous les services de l’entreprise. « Il faut protéger son écosystème de manière globale et transverse et chacun doit sortir de son silo pour avoir une vision holistique du problème », estime-t-il. Il évoque aussi les formes d’infiltration idéologique au sein de l’entreprise, qui sont destinées à les déstabiliser. Le grand reporter Antoine Izambard (Challenges) spécialiste des questions d’ingérence étrangère, notamment chinoise, constate quant à lui qu’en une décennie, les entreprises ont beaucoup évolué. « Désormais, les opérationnels connaissent le problème pour y avoir été confrontés, mais l’on constate un manque de connaissance au niveau supérieur, des cadres intermédiaires et dirigeants ». Face à cette situation les intervenants estiment que les Européens doivent collaborer et s’unir. Mais reste à savoir si les États membres de l’UE accepteront de sacrifier une partie de leur souveraineté à la protection du vieux continent.

Les DJ face à l’inflation normative

À l’occasion de la seconde table ronde, animée par Simon Amselle, administrateur du Cercle Montesquieu, c’est l’inflation normative qui a concentré les débats. Le conseiller d’État Christophe Eoche-Duval, auteur d’un essai sur le sujet1, s’est attaché à la mesurer de manière objective, en faisant appel à des indicateurs tels le nombre de pages au JO ou le nombre de mots dans les textes législatifs. Ainsi entre 1958 et 2024, le nombre de pages du JO a augmenté de 115 %, tandis qu’en 2024, pour connaître l’ensemble de la législation française, il faudra compter 2 583 heures de lecture. Il relève aussi que le législateur, moins concis, emploie davantage de mots pour édicter une norme. Fabien Ganivet, associé au sein du cabinet DLA Piper, rappelle la tradition légicentriste de la France et la propension dans le circuit parlementaire, à faire grossir les textes en préparation. Pierre Berlioz, professeur de droit et ancien conseiller du garde des Sceaux rappelle le fameux dicton : « les Américains innovent, les Chinois copient et les Européens réglementent » et pointe le fait que le phénomène de compliance, ou de conformité, entraîne la volonté de chaque justiciable de voir une situation particulière qui le concerne prévue par les textes. Ce mariage malheureux de la casuistique anglo-saxonne et de la propension à réglementer du droit romain fait ainsi gonfler les textes. Isabelle Jégouzo, directrice de l’AFA, plaide en faveur de l’essor de la loi européenne « Mieux vaut une seule loi, même imparfaite, que 27 », lance-t-elle. Le panel a ensuite évoqué le problème des études d’impact, réalisées en France par les administrations qui bénéficieraient du texte envisagé et de piètre qualité, alors que chez nos voisins européens, elles sont menées par des organismes indépendants. Fabien Ganivet a également plaidé en faveur d’une forme de « sobriété normative », exhortant le législateur à éviter les renvois et à légiférer dans une logique d’accompagnement du justiciable et de conseil, plutôt que de sanction. 

Notes

(1) L’inflation normative, Plon, avril 2024