Publications des sentences arbitrales : marketing ou re-légitimation pour l’arbitrage ?
Toutes les études utilisateurs le prouvent. Le premier motif pour retenir l’arbitrage comme mode de règlement des litiges est avant tout la confidentialité. Pourtant, la transparence commence à s’installer dans cet univers feutré. En effet, le 1er janvier 2019, la CCI a annoncé la publication des sentences arbitrales au nom de la transparence. Un pas de plus est aujourd’hui franchi. Est-ce une révolution ?
Dans sa « Note aux parties et aux tribunaux arbitraux sur la conduite de l’arbitrage selon le règlement d’arbitrage CCI » (1), la CCI a annoncé la publication des sentences arbitrales au nom de la transparence Elle soulignait d’ores et déjà dans ses publications : « L’un des engagements de la CCI depuis sa création a été la publication et la diffusion d’informations relatives à l’arbitrage » (2). Cette note précise que le principe est maintenant la publication des sentences. Publication en totalité ou partielle, deux ans après la notification de la sentence, de façon anonymisée et/ou pseudonymisée. Mais les parties peuvent s’y opposer ou aménager cette publication : en raccourcissant ou en allongeant le délai, en décidant de ne publier qu’une partie… La latitude est, en pratique, assez importante. Les parties n’ont pas besoin d’être d’accord, si une seule s’oppose, il n’y aura pas de publication. De même si elles décident d’un accord de confidentialité. « Il est important que ce soit l’institution qui lance le mouvement mais de laisser le dernier mot aux parties. à la fin, ce sont toujours les parties qui décident, avance Laetitia de Montalivet, directrice Europe de la Cour internationale d’arbitrage de la CCI. La décision ultime reste dans les mains des parties, car c’est avant tout leur procédure, et il convient aussi de respecter la confidentialité qu’elles souhaitent lui donner ».
Pourquoi cette immixtion de la transparence dans l’arbitrage ?
Laetitia de Montalivet le souligne : « La CCI a décidé de publier les sentences pour des questions de transparence. D’abord, cela fait partie d’un mouvement général d’ouverture de la Cour, enclenché déjà il y a quelques temps, avec la publication du nom des arbitres et la motivation de certaines décisions de la Cour. Ensuite, nous sommes très attentifs aux demandes de nos utilisateurs finaux : les sociétés qui utilisent l’arbitrage demandent plus de transparence pour plus de prévisibilité et donc de sécurité juridique ».
Mais le débat sur la publication des sentences s’inscrit dans un contexte général de demande de transparence avec une forte pression tant politique (locale ou européenne) que sociétale. L’arbitrage n’y échappe pas, surtout comme il a une réputation d’un entre soi synonyme de « petits arrangements » et le dossier Tapie très médiatisé a été de ce point de vue dévastateur. Pour retrouver de la crédibilité, l’arbitrage ne doit plus se complaire dans l’opacité. Caroline Duclercq, avocate, conseil de parties et arbitre, le reconnaît : « L’arbitrage a souvent mauvaise presse. Indéniablement, il s’agit de rassurer ». Mais d’ajouter, « on peut s’interroger si cela n’est pas qu’un effet d’annonce, parce qu’en pratique, cela va être compliqué d’obtenir l’accord des deux parties sur la publication d’une sentence qui va nécessairement, enfin très souvent, en condamner une ». En définitive, selon elle, « C’est un nouveau droit qui est offert aux parties ».
Pour Laurence Kiffer, avocate, conseil de parties et arbitre elle aussi, « c’est probablement une contamination de l’arbitrage d’investissement. La transparence est très débattue dans l’arbitrage d’investissement compte tenu des aspects publics dès lors qu’il y a un état qui est partie à l’arbitrage. L’état devant rendre compte, des règles ont été établies pour cela dès 2014 ». Elle met aussi la situation en perspective avec l’open data avec les décisions judiciaires.
L’innovation n’est que relative. « Pourtant la confidentialité est en fait déjà en recul, par exemple les sociétés cotées ont des obligations de publications qui font que de toute façon elles sont obligées de dire l’existence des arbitrages engagés. Et matière internationale, l’arbitrage n’est pas d’emblée confidentiel, il faut que les parties le prévoient » souligne encore Laurence Kiffer. « Et puis, il ne faut pas oublier que s’il y a recours contre la sentence, ils sont portés devant les tribunaux étatiques, donc cela devient public » conclut-elle. La révolution pourrait bien n’être qu’une publicité pour redorer l’image de l’arbitrage.
Car, il y avait déjà des publications…
En effet, un bulletin régulier, un recueil annuel ou pluriannuel, des chroniques thématiques… la CCI et d’autres acteurs éditent des sentences et leurs commentaires dans différents supports depuis les années 80. Certes, souvent, il s’agissait d’extraits et non de sentences entières. Mais l’anonymisation étant déjà la règle, ce savoir-faire de la CCI sera un réel atout. D’autres étapes ont été franchies sur ce chemin de la transparence : des publications partielles de sentences pour l’information et la doctrine, et différentes informations sur les arbitres, les récusations, les affaires en cours... sur le site. Le principe de la publication des sentences n’est qu’une étape de plus. Des outils de transparence sont proposés. De là à ce qu’ils soient tous systématiquement utilisés…
Concrètement, tout reste à inventer ?
Les modalités concrètes ne sont pas encore toutes arrêtées. Publier une sentence nécessite un travail très important pour l’institution : de pédagogie auprès des parties et des arbitres, de prise en compte de certains domaines sensibles impossibles à mettre sous la lumière, d’édiction de règles, et de préparation du texte lui-même avec l’anonymisation et la pseudonymisation. L’anonymisation doit être très poussée, afin de préserver la confidentialité toujours essentielle pour les parties, mais aussi de protéger d’autres aspects comme le secret des affaires ou la protection des données personnelles. Cela nécessite une méthodologie stricte, qui prend du temps et qui a un prix. Qui supportera ce surcoût ? La taille de la sentence (20 ou 600 pages), mais aussi la technicité de certains secteurs, ou leur caractère restreint vont complexifier la tâche, une équation à plusieurs degrés à résoudre.
Un point reste en suspens : où seront publiées les sentences ? La CCI n’a pas encore tranché : les sentences seront-elles publiées au fur et à mesure ou régulièrement ? Sur le site ou dans le bulletin ? En accès libre ou uniquement en abonnement ? Beaucoup reste à inventer, mais l’expérience de ses anciennes publications dans les bulletins et recueils sont un atout indéniable pour la CCI.
De l’avis des utilisateurs
Pour Caroline Duclercq, « globalement, les clients sont favorables. Mais la décision se prendra en fonction du litige, du sens de la sentence, du niveau de confidentialité nécessaire, du degré de sensibilité des informations… Mais prendront-ils le risque d’accepter la publication sans savoir le résultat à l’avance ? » Laurence Kiffer constate une frilosité sur leurs sentences, mais les entreprises sont intéressées par des décisions de principe, des références, des précédents. Un des grands avantages de la publication des sentences est de contribuer à la création d’une « jurisprudence arbitrale » plus complète, non obligatoire mais qui dégagera des tendances. Un socle cohérent souple à utiliser, plutôt que des jurisprudences judiciaires, ou des sentences partiellement publiées et/ou commentées. Par exemple, il serait intéressant de savoir comment différentes formations d’arbitres règlent tel ou tel aspect de la procédure. La publication des sentences peut contribuer à la structuration de la pratique et à lui donner plus d’unité.
« Ces publications vont valoriser le travail des arbitres, remarque Caroline Duclercq. Certains vont être obligés d’améliorer leur rédaction, leur argumentation et leur motivation de la décision. Globalement, il faudra des arbitres courageux, prêts à assumer leurs sentences. Et qu’elles deviennent parfois des précédents ! ». La qualité des sentences pourrait donc s’en ressentir, et leur particularité liée aux faits mieux se remarquer. De meilleures sentences, ce sera peut-être aussi moins de recours contre les sentences.
« Depuis début janvier, en fait, il y a assez peu d’oppositions. » constate Laetitia de Montalivet. Le problème se posera le 1er janvier 2021, quand les premières publications se feront. « Actuellement, ce qui compte, c’est d’informer les parties de cette future publication, ce que nous faisons tout au long de la procédure » conclut Laetitia de Montalivet.
Notes de fin
(1) La note est accessible sur le site de la CCI, et remise avec le règlement d’arbitrage aux parties, aux arbitres : https://cms.iccwbo.org/content/uploads/sites/3/2016/11/icc-note-to-parties-and-arbitral-tribunals-on-the-conduct-of-arbitration-french.pdf Voir partie 3 : tribunal arbitral, D : publication des sentences
(2) Règlement d’arbitrage