Les nouvelles facettes de la doctrine
La doctrine est-elle une source du droit ? La question semblait devenue vaine à la fin du XXe siècle : s’installent alors une surproduction de la doctrine (tout le monde donne son avis et commente tout) et un désintérêt vis-à-vis des opinions doctrinales. Pourtant, la doctrine refait surface. Comme avant, elle est tout à la fois mise en ordre des décisions de justice, des lois, des arrêtés donc du droit, transmission du savoir juridique et source de principes. Aujourd’hui, elle se renouvelle.
Lors de la troisième édition du Grenelle du droit, la plénière, en questionnant les relations entre la société et le droit a rapidement abordé la fabrication du droit. Tous s’accordent sur l’accumulation des normes, la variété des « fabricants » du droit et de nouvelles sources : soft law, chartes, bonnes pratiques ou même contrats. Pierre Berlioz, professeur d’université et directeur de l’EFB, a souligné que de nouvelles formes de doctrine voient le jour, surtout celles émanant des autorités administratives indépendantes et des autorités de régulation, très différentes des formes précédentes. L’AMF, l’AFA ou l’Autorité de la concurrence construisent un droit au travers d’une doctrine faite de décisions, mais surtout de lignes directrices, de recommandations, de guides, de consultations, d’avis… Pierre Berlioz souligne trois caractéristiques de cette nouvelle doctrine : l’immédiateté de son effectivité, les problématiques de sécurité juridique, ainsi qu’une production de la norme et un contrôle de son application par la même entité. Aussitôt édictée, cette nouvelle doctrine est en effet immédiatement applicable, et donc très efficiente. La doctrine « ancienne manière » se construisait lentement et posait des principes devenant sources de sécurité juridique. La nouvelle est vite en place, mais est aussi mouvante et parfois marquée de contradictions internes. L’autorité peut en effet changer ou ajouter à tout moment une norme, ce qui est très insécurisant. Enfin, celui qui fabrique la norme est aussi celui qui contrôle son application, ce qui lui donne une autorité forte, parfois davantage que les textes qu’il est chargé de mettre en œuvre. Cela contraint les justiciables et les professionnels du droit à suivre cette doctrine, qu’ils ne peuvent pas toujours anticiper mais à laquelle ils doivent s’adapter.
La doctrine intégrée dans la pratique
Les avocats sont depuis longtemps des commentateurs du droit, et les cabinets, surtout en droit des affaires, n’hésitent pas à consulter des universitaires pour étayer certains arguments dans des dossiers. Pourtant, pour eux aussi, le visage de la doctrine évolue. Depuis longtemps, les fiscalistes vont bien au-delà de l’analyse et critique classiques de la doctrine fiscale de l’administration, proposant leur propre doctrine en la matière. C’est également dans cette optique que de plus en plus de cabinets créent depuis peu des départements scientifiques ou « doctrine », qui sécrètent autant de « doctrines juridiques » qui les distinguent et qui permettent ainsi aux clients de choisir la vision spécifique du droit qu’ils pensent la plus adaptée à leur situation.
Par exemple, KPMG Avocats s’est doté dès sa création d’un conseil scientifique. La volonté du cabinet est de dépasser la seule analyse de la matière fiscale et de s’étendre à l’ensemble du droit des affaires. Mustapha Oussedrat, président de KPMG Avocats, explique « notre ambition est 1> d’informer, analyser, transformer l’actualité en opportunité, 2> d’accompagner les professionnels sur les dossiers, 3> de diffuser le savoir et le savoir-faire auprès des équipes mais surtout de nos clients et 4> de former, là aussi en allant aussi chez nos clients. C’est un atout qui nous différencie ». Clément Barrillon, Alain Couret, Jean-Jacques Daigre, Marie Pierre Hoo et Arnaud Moraine, tous avocats et universitaires ou enseignants, animent le travail très varié de ce conseil : assistance sur les dossiers, consultations sur des points juridiques inédits, animation des réunions techniques et de groupes thématiques internes, supervision scientifique des publications d’une certaine portée et de manière générale établissement d’une ligne scientifique et d’une doctrine du cabinet sur les questions qui le justifient, outre la coordination de conférences et colloques, formations (internes et clients), choix des partenariats (universités, écoles, institutions, think tank…), etc.
Autre modèle d’intégration de la doctrine dans la pratique : Thomas Le Gueut, professeur agrégé des facultés de droit, est devenu également avocat pour rejoindre Veil Jourde en tant que consultant, en contrepoint de ses activités universitaires. Il y développe une synergie entre le Palais et l’université, comme le souligne Éric Deubel, associé du département contentieux, avec qui il travaille en étroite collaboration au quotidien : « le professeur nous fait profiter de ses connaissances juridiques et de ses raisonnements techniques sur des points de droit identifiés ». Il poursuit : « Thomas participe à part entière à notre pratique : nous « phosphorons » ensemble, confrontons nos points de vue, parfois divergents d’ailleurs, ce qui nous permet de prendre la hauteur nécessaire pour élaborer plus rapidement des stratégies contentieuses adaptées aux cas spécifiques de nos clients ». Ce qui nécessite naturellement « de bien s’entendre, humainement, intellectuellement et juridiquement, car Thomas est totalement intégré dans l’équipe et dans la conduite du dossier au quotidien ». Aucun juridisme pour lui-même, aucune dérive professorale, mais une création, une efficacité juridique et de l’innovation au service des clients.