Les magistrats, un corps homogène dans des lieux et conditions hétérogènes
Dans le récent film « la fille au bracelet », le procureur est une jeune femme… Stéphane Demoustier, le réalisateur a demandé à sa sœur, l’actrice Anaïs Demoustier, interpréter ce rôle après avoir constaté, lors d’une phase d’immersion dans différents tribunaux (surtout Bobigny), que les procureurs ne sont pas des messieurs de 60 ans mais des femmes et plutôt des trentenaires…
Il exprime une réalité objectivée récemment par une recherche consacrée aux magistrats que la Mission de Recherche Droit et Justice a confiée à deux sociologues de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Laurent Willemez et Yoann Demoli. Elle est intitulée l’âme du corps. La magistrature française dans les années 2010 : morphologie, mobilité et conditions de travail1.
Les magistrats sont un peu plus de 8 000 membres, et l’étude consacre l’homogénéité du corps, ceci malgré la diversité des fonctions, des parcours, des lieux où ils exercent ou des réformes (juge pour enfants, JLD, fin des TI…). Les deux sociologues soulignent que c’est « une profession d’élite à la fois typique et atypique : ayant des origines sociales relativement élevées, en couple avec des conjoint.es qui leur ressemblent, les magistrat.es se distinguent par une forte féminisation, laquelle dissimule toutefois des inégalités pérennes entre les carrières des unes et des autres. ». 66 % des magistrats sont des femmes, elles sont majoritaires dans presque toutes les tranches d’âge. Quelque 63 % ont un père chef d’entreprise, cadre ou d’une profession intellectuelle supérieure. La féminisation est cependant un trait atypique d’une profession d’élite. « L’ancienneté et le caractère majoritaire de la féminisation de la magistrature restent exceptionnels parmi les postes de catégories A+ de la fonction publique d’État ». Elle est le résultat de la féminisation massive des études de droit, où les garçons, d’après les sociologues, préfèrent les professions libérales (avocats, notaires…) et l’entreprise. Cette remarque peut étonner : les avocates et les femmes juristes sont aussi majoritaires et accèdent elles aussi plus difficilement aux postes les plus élevés/valorisés !
De nombreuses fonctions sont nettement différenciées selon le sexe : le parquet est plus masculin, et les différences s’accroissent avec l’âge. Les femmes choisissent le siège à 15 % (comme des hommes) de moins de 30 ans, ces taux sont de 32 et 24 % pour les 36-40 ans. Idem pour les tribunaux d’instance. Mais plus on monte, moins on a de femmes : ainsi les hommes deviennent chefs de juridiction à la fois plus jeunes et bien plus fréquemment que les femmes. De même pour le grade le plus élevé, celui de la hors-hiérarchie, 451 femmes pour 555 hommes. Et ce n’est pas juste un effet d’âge !
Dans le chapitre conditions de travail et ethos professionnel, les avocats et nombre de juristes d’entreprise reconnaitront des conditions de travail similaires : le « débordement temporel », la solitude, l’articulation travail/vie privée… Travail le soir, travail le week-end, vacances non prises… Ajouter permanences ou astreintes, notamment pour le parquet ou certaines fonctions spécialisées du siège (juges des libertés et de la détention, juges d’instruction, juges d’application des peines, juges pour enfants), là les temps explosent. Le mélange des différents temps est total. Sans compter la qualité (ou plutôt la dégradation) du temps du travail : accélération du rythme de travail (et donc des décisions instantanées), multi-activités, manque de continuité, absence des greffiers, être manager et juge… Et aussi l’exiguïté, la vétusté des locaux, les difficultés organisationnelles, le manque de moyens… D’ailleurs tout cela impacte aussi les choix de mobilité. La tension isolement/collectif est documentée et la tendance est bien une demande de réseau pour éviter l’isolement. Les critères se cumulent sur ces questions : les femmes et les jeunes sont donc plus fragiles.
Un corps en mouvement
C’est une réelle différence avec les autres professionnels de la justice et du droit : les magistrats bougent. La mobilité est géographique et fonctionnelle, elle marque la promotion. C’est un peu bouger pour avancer. De plus elle est garante de l’indépendance, mais elle est aussi déstabilisante tant pour les juridictions comme pour les magistrats eux-mêmes. Les projets familiaux ralentissent les mouvements, surtout chez les femmes, mais aussi la spécialisation, les dispositions professionnelles, les appétences pour tel ou tel contentieux… Cependant, la forte mobilité indexée sur l’ancienneté reste la base, même si elle est de plus en plus relative, notamment parce que la carrière est longue et les distances entre postes se réduisent. La mobilité résidentielle se réduit, ce qui est permis par le fort maillage territorial.
Le passage par de nombreuses fonctions est valorisé dans le discours de l’institution et du corps, mais là encore, cette mobilité fonctionnelle se réduit. La polyvalence demeure, surtout comme de nombreuses spécialisations ne sont pas statutaires. Or la spécialisation des compétences des juges s’accentue et pourrait faire changer la donne. La taille de la juridiction est déterminante sur ce critère. Plus le tribunal est petit, plus la polyvalence est de mise, et celle-ci n’est alors pas forcément rendue visible par la fonction attribuée. Le passage entre siège et parquet est le plus facile à appréhender. Les magistrats ayant connus les deux sont maintenant minoritaires. Il est à noter que les positions les plus importantes (hors hiérarchie) restent en faveur des hommes et accélèrent les carrières. L’adage pour réussir dans la magistrature, il faut en sortir, au moins provisoirement, demeure mais s’estompe.
Notes de fin
(1) 1 200 questionnaires, une quarantaine d’entretien, en plus des données statistiques pour ce rapport : http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2019/11/16-11-Rapport-final.pdf