L’arbitre augmenté, avenir de l’arbitrage
L’Association Française d’Arbitrage a consacré sa conférence annuelle à analyser une préoccupation latente (obsessionnelle ?) dans toutes les professions juridiques, du chiffre et du conseil : la place de l’intelligence artificielle. Marc Henry, le président de l’AFA, avait donc convié Jean-Baptiste Racine, professeur à l’université Nice Sophia Antipolis, pour expliquer ses enjeux pour l’arbitrage et les arbitres.
L’IA «faible » est déjà partout, la dématérialisation est devenue le quotidien de chacun : visioconférence, mail, internet, bases de données, signature électronique, cryptage… Les plates-formes d’arbitrage1 permettent aux arbitrages de se dérouler mais restent d’impact modeste : elles ne font que permettre à des procédures simples de se dérouler. Les deux principaux axes de montée en puissance d’une IA plus élaborée porteraient plutôt sur l’aide à la décision : sélection des arbitres et élaboration des sentences. Neutralité, impartialité, transparence, efficacité demeurent en toile de fond, pourtant ils ne sont pas garantis.
La sélection des arbitres relève actuellement de l’empirisme. Or, trouver l’arbitre idéal reste un point clé de l’arbitrage. Aux États-Unis, la démarche « arbitration intelligence »2 permet de mettre les données de masses au service de ce choix. Les données traitées portent sur les différents arbitres (biographie, cas traités, secteurs, déclaration d’intérêts…), mais aussi sur leurs positions sur tel ou tel point de procédure ou de droit. Le traitement de masse est à l’œuvre car la machine brasse plus de cas que le cerveau humain. Transparence et diversité des arbitres sont les objectifs de l’outil. Mais ce n’est pas si simple. L’algorithme exclut au lieu d’inclure, et les biais sur le genre, l’âge, l’origine sont encore très présents. Selon les données entrées et selon le tri (donc l’algorithme), tout peut changer.
L’arbitre augmenté
Le traitement de masse de données peut aussi permettre d’avancer sur l’ « arbitrage prédictif ». Comme pour la justice prédictive, l’idée serait de quantifier l’aléa juridique et donc d’analyser les sentences comme les arrêts et décisions des tribunaux. C’est encore balbutiant, car, comme pour la justice prédictive, il faut avoir accès aux sentences et les traiter. La publication des sentences n’en est encore qu’au début et la confidentialité ou l’anonymisation peuvent restreindre cet accès. Cependant, avec ce traitement statistique, on améliorerait les informations disponibles pour les arbitres et les parties. En arbitrage d’investissement, les sentences sont connues et leur traitement permettrait de mieux comprendre ce qu’est la définition de l’investissement ou le calcul des indemnisations. Autre exemple, le repérage d’indices de corruption est facilité par des bases de données d’évaluation des tiers avec leurs red flags. à l’analyse empirique actuelle des faits ou de la jurisprudence arbitrale, s’ajouteraient des données quantitatives et enrichies. Sécuriser sa décision ou son argumentation par une analyse de l’état du droit le plus large possible est toujours un objectif prioritaire. Si cette perception de « jurisprudence » ne doit pas pousser les arbitres à se répéter et à ne créer que des précédents reproductibles, elle est une précieuse aide à la décision, car elle fournit de nombreuses informations auxquelles chacun n’avait pas forcément accès jusqu’à présent. Le recours aux experts pourrait s’en trouver bouleversé.
Au-delà de cette aide à la compréhension, l’accès à ces données permet aussi d’assister l’arbitre dans l’élaboration de sa sentence. Voire même à la rédiger. L’automatisation et les analyses peuvent faire avancer plus rapidement et plus efficacement sur le résumé des faits ou les demandes des parties. C’est alors plus le secrétariat de l’arbitre qui risque de disparaître que l’arbitre.
L’arbitre remplacé par la machine ?
Une machine arbitre, un cyber arbitre, est encore de la science-fiction juridique. Au-delà du faisable, est-ce souhaitable ? Et l’arbitrage, si humain, si spécifique pourrait bien être un des domaines les plus réfractaires aux modélisations.
Les juristes peuvent se rassurer, la machine ne sait pas réfléchir. Elle traite des données, fait des corrélations, apprend même, mais elle ne peut mener un raisonnement, a fortiori un raisonnement juridique. Même l’élaboration d’une forme de solution qu’est un arbre de décision est assez restreint. Impossible de traiter des cas complexes et uniques avec de l’IA. Car juger est-il modélisable ? Comment modéliser l’équité, la bonne foi ou l’amiable composition ? Si le modèle est analyse-conséquence et pure logique, les informaticiens disent que c’est possible. Le juridique n’est cependant pas si « réductible », surtout que le juge ou l’arbitre doit argumenter, analyser, justifier. Ces robots créeraient un nouveau droit, une nouvelle forme de raisonnement juridique, une « Smart law ». Jean Baptiste Racine de souligner : « ce n’est pas du non droit ou la fin du droit, c’est une transformation du droit. Une nouvelle normativité ». Mais « de lege lata comme de lege ferenda, cela relève encore de l’imagination » ! En effet, en l’état, le robot n’a pas de personnalité juridique, la loi interdit l’usage à titre exclusif d’algorithme pour rendre une décision, la motivation des décisions juridiques est obligatoire (la machine peut expliquer, pas motiver !), la supervision d’un humain reste nécessaire tout comme le principe de transparence sur les algorithmes. « L’humain seul, ou la machine seule, ne sera jamais aussi performant que les deux ensembles », en conclut le professeur Racine, citant Antoine Garapon et Jean Lassègue3. C’est donc la collégialité humain/machine qui reste la voie la plus immédiatement accessible.
Notes :
(1) Voir sur ce point, le rapport du Club des Juristes sur l’arbitrage en ligne, avril 2019
(2) “Arbitrator Intelligence: From Intuition to Data in Arbitrator Appointments”, Catherine A. Rodgers, New York Dispute Resolution Lawyer Volume 11 No. 2 (Printemps 2018)
(3) In Justice digitale, Paris : PUF, 2018