Juristes publics, juristes privés : dissemblances et harmonies
A l’occasion d’un colloque organisé pour célébrer les 20 ans de la direction des affaires juridiques (DAJ), rattachée au ministère de l’économie et des Finances, une table ronde entre juristes de ministère et juristes d’entreprise a donné l’occasion d’examiner ce qui différencie les deux professions et ce qui les rapproche.
Au centre des conférences situé au cœur du ministère de l’Economie et des Finances, à Bercy, après une première table ronde assez technique consacrée au rôle de l’agent judiciaire de l’état (AJE), la DAJ proposait un débat autour de l’évolution de la fonction juridique, de l’expertise au conseil. L’occasion de confronter les points de vue d’un juriste d’entreprise, Nicolas Guérin, secrétaire général d’Orange et président du Cercle Montesquieu, de Fabienne Lambolez, conseillère d’état qui a dirigé la DAJ du ministère de l’Agriculture et d’un usager de la DAJ de Bercy, Luc Allaire, membre de la délégation interministérielle pour les Jeux Olympiques 2024. « Comparer les problématiques entre le public et le privé », tel était l’objectif de cette table ronde. Laure Bédier, directrice des affaires juridiques des ministères économiques et financiers a, en guise d’introduction, fait le constat d’une évolution de la demande des clients, qui réclament à la DAJ d’intervenir en amont sur l’évaluation de la conformité juridique, de participer à des réunions et d’élaborer des scénarios.
Maturation et réactivité
Fabienne Lambolez a commencé par relever que lorsque la DAJ est saisie, c’est que la question est de nature complexe et qu’elle demande une analyse poussée, avec des étapes de validation. Pour Nicolas Guérin, qui a rappelé qu’Orange a jadis connu le processus décisionnel « en chambre », décrit ci-dessus, le juriste en entreprise est devenu un business partner, qui utilise le droit comme un outil au service de l’entreprise. À ce titre, le juriste doit être très proche du terrain et « irradier partout dans l’entreprise ». Le service juridique s’impose comme l’unique point d’entrée du droit dans l’entreprise et dialogue à ce titre avec les sous-traitants avocats, les juges, les universitaires, les partenaires. Le directeur juridique est dans cette configuration un « chef d’orchestre », qui dispose d’un budget, d’effectifs propres et qui doit être en mesure de rendre compte de l’efficacité de son action à la direction, non pas seulement en termes de qualité, mais de quantité. « La direction juridique ne doit plus être un centre de coût, mais un centre de profits », résume-t-il, indiquant que son service avait rapporté, l’année dernière, plus de 400 millions d’euros de dommages et intérêts à l’entreprise. Provoquant volontairement ses homologues du public, il a ajouté que les juristes devaient leur utilité au quotidien, « comme les VRP dans les années 80 ». Car selon lui, c’est seulement au prix de cette « mercantilisation » que le droit et les juristes pourront s’imposer dans tous les domaines.
Fabienne Lambolez s’est toutefois demandée si cette évolution est inéluctable. Elle estime que la transformation des juristes en entreprise répond à un problématique d’atteinte de seuil critique qui n’a pas lieu d’être au sein de l’appareil étatique. « Notre mode de fonctionnement à l’air ringard, mais nous ne le sommes pas ! », plaide-t-elle, revendiquant davantage un statut de « prestataire de services pour le cabinet ministériel » plutôt que de business partner. Et que l’on ne s’y trompe pas : les DAJ sont souvent associées en amont à des projets structurants.
Des synergies nécessaires
« En ce qui me concerne, j’aimerais beaucoup pouvoir m’adresser à la DAJ des ministères plutôt qu’aux opérationnels », lance Nicolas Guérin, ajoutant que peu importe la manière, l’important est d’être à l’écoute du client. Fabienne Lambolez note que les DAJ des ministères, peu exposées au client externe, sont au cœur même de la mission de l’Etat et très exposées avec le client interne, le cabinet : « Nous écrivons les textes, nous conseillons l’état, nous gérons les contentieux », énumère-t-elle. Luc Allaire estime quant à lui que le mouvement de judiciarisation incite également à recourir à la DAJ de façon accrue et en amont des décisions à prendre « afin de s’assurer que la décision prise par l’administration est conforme aux standards du droit ». La question du recrutement a également révélé la nécessité de synergies entre public et privé. Alors que les administrations ont du mal à recruter des fonctionnaires titulaires, le secteur privé recrute sans cesse de nouveaux juristes (15 à 20 par an chez Orange). Nicolas Guérin souligne que la transformation des services juridiques, dans le privé comme dans le public, participe du sujet plus vaste de la compétitivité de la France. Il exhorte à créer des passerelles entre juristes privés et juristes publics, de la fluidité, en s’inspirant notamment de l’exemple britannique en la matière. Encourageant les juristes publics à rejoindre la « grande famille du droit » et à participer au cercle vertueux qui s’appuie sur un écosystème qui génère profits et emplois, il regrette que les professionnels en soient encore à se battre les uns contre les autres sur des questions de statuts et de silos.