Et si la justice économique française devenait payante ?
Lors de la rentrée solennelle du tribunal de commerce de Paris le 22 janvier, Jean Messinesi, président sortant, et son successeur Paul-Louis Netter ont plaidé pour la fin de la gratuité de la justice commerciale. Une idée qui fait son chemin…
Et si la justice commerciale devenait un jour payante en France ? Depuis quelques années, l’idée est évoquée régulièrement lors des rentrées solennelles du tribunal de commerce de Paris. Evidemment, elle n’est pas sans lien avec l’indigence des crédits de fonctionnement alloués à cette juridiction par la cour d’appel : 12 000 euros annuels, sauf dépenses exceptionnelles dûment justifiées. Quand on tranche régulièrement des litiges de plusieurs centaines de millions d’euros, voire plus, qu’on le fait à titre bénévole, et qu’il arrive qu’on n’ait même plus de papier pour imprimer ses jugements faute de budget, forcément cela fait réfléchir. Le problème c’est que la gratuité de la justice en France aujourd’hui non seulement est conçue de manière extrême, mais en outre semble figée dans le marbre. Lorsque les révolutionnaires l’ont instituée, ils l’ont limitée à l’accès au juge, laissant aux parties la charge des autres frais. Au point que vers 1880, le produit des droits de timbre, d’enregistrement et de greffes couvraient 80 % des dépenses judiciaires, selon l’économiste et historien Jean-Charles Asselain, spécialiste du budget de la justice. Le principe de gratuité totale n’est apparu qu’au 20e siècle. Aujourd’hui, il n’existe plus qu’en France et au Luxembourg. Tous les autres états couvrent en partie les dépenses de justice par des recettes tirées des frais facturés aux justiciables. L’Autriche génère même des recettes qui dépassent le coût de fonctionnement de l’ensemble du système judiciaire (rapport CEPEJ 2018).
Malgré l’insuffisance chronique du budget de la justice en France et l’état misérable de l’institution judiciaire, les rares tentatives d’instituer des taxes échouent. C’est ainsi que Christiane Taubira s’est empressée, lorsqu’elle a été nommée ministre de la Justice, de supprimer le modeste droit de timbre de 35 euros mis en place par la précédente majorité, privant ainsi l’aide juridictionnelle d’un revenu de 60 millions d’euros. Au nom précisément de la gratuité de la justice.
L’attractivité de la justice française en question
Malgré tout, de plus en plus de voix s’élèvent pour briser le tabou. A commencer par Jean Messinesi qui a présidé le tribunal de commerce de Paris durant trois ans, de 2016 à 2018. Au moment de passer le flambeau à son successeur Paul-Louis Netter lors de la rentrée solennelle le 22 janvier dernier, il a redit à quel point il trouvait choquant que la justice économique soit gratuite. « Aucun argument tiré des droits de l’Homme ne justifie que des groupes, dont certains étrangers, qui se disputent des sommes de plusieurs millions d’euros, accèdent gratuitement à un tribunal. Surtout quand on sait que l’alternative, à savoir l’arbitrage, est une solution très couteuse. Le résultat, explique-t-il, c’est qu’un procès dont le coût est évalué à 1 300 euros est facturé au justiciable le prix d’un jugement soit … 74 euros ». Même son de cloche du côté de son successeur. Il a cité le cas récent d’une grande entreprise française leader sur son marché qui demandait la consignation de la somme de 100 millions d’euros. Son adversaire a sollicité la rétractation de l’ordonnance. Le coût total de la procédure pour les parties s’est élevé à ’57, 62 euros. « Il faut faire bouger les lignes ! », estime le nouveau président qui plaide en faveur de l’instauration d’un droit fixe dont le montant serait modulé selon par exemple que l’enjeu du litige est inférieur ou supérieur à 1 million d’euros. « Faire payer la justice, par exemple par un système de pourcentage calculé sur le montant du litige, c’est aussi décourager les plaideurs qui la saisissent de manière infondée » analyse Jean Messinesi. Il ajoute : « En instituant une justice payante, on pourrait donner plus de moyens à la justice, la rendre ainsi plus efficace et à l’arrivée moins chère ». Ou tout simplement attractive. Car à l’heure où la France lorgne vers le contentieux financier international sur fond de Brexit et se dote à cet effet d’une chambre internationale à la cour d’appel de Paris, le tribunal de commerce voudrait bien moderniser sa propre chambre internationale. « La qualité des équipements d’enregistrement des débats et de leur restitution écrite instantanée aux états Unis est inimaginable en France. Nous manquons de tout : d’un système audio performant, de rétroprojecteurs, de visioconférence. Il est temps que nous soyons conscients du fait que les fresques XIXe ne suffisent pas » lance Jean Messinesi.
Une réflexion de place
Dans leur rapport sur la procédure civile élaboré dans le cadre des chantiers de la justice, Frédérique Agostini et Nicolas Molfessis s’attaquent eux aussi à ce tabou. Ils proposent de s’inspirer du système allemand qui prévoit une contribution des parties aux frais de justice en proportion inverse du succès de leurs prétentions. Même le président du tribunal de grande instance de Paris, Jean-Michel Hayat, lors de la rentrée solennelle 2018, a évoqué l’idée que celui qui perd son procès par un débouté complet puisse devoir en assurer le coût. « Le financement de la justice mérite une réflexion de place. La gratuité pure et simple n’est pas défendable quand par ailleurs l’aide juridictionnelle coûte 500 millions d’euros. On pourrait imaginer par exemple un système de tiers payant en fonction de l’issue du procès. Nous allons ouvrir une réflexion sur ce sujet au sein du Club des juristes » annonce Nicolas Molfessis, professeur des universités et fondateur du club. La fin d’un tabou ?