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Engagement FRAND : reconnaissance du caractère contractuel de la relation

Par Anne Portmann

Dans une affaire pendante devant le tribunal judiciaire de Paris, le juge de la mise en état (JME) a rendu une ordonnance ouvrant la voie à la reconnaissance du mécanisme de la stipulation pour autrui de l’engagement pris par le titulaire de brevets essentiels1, auprès de l’ETSI2 de concéder des licences FRAND3 sur ces brevets à tout intéressé qui en ferait la demande.

Une qualification qui pourrait bouleverser le droit des brevets en le recentrant sur le droit de la propriété intellectuelle plutôt que sur le droit de la concurrence. L’analyse de Marianne Schaffner, associée de Reed Smith.

Les acteurs du secteur attendaient depuis longtemps qu’une décision française statue, en matière de brevets essentiels, sur la nature juridique de l’engagement dit FRAND. À l’origine de ce dossier, le groupe Philips avait saisi la justice britannique d’une action en contrefaçon de deux brevets, considérés essentiels, à l’encontre des sociétés du groupe TCL sur le territoire britannique. La société TCL a, quant à elle, saisi le juge français afin qu’il enjoigne à Philips de lui concéder une licence FRAND pour l’ensemble de son portefeuille de brevets essentiels, comme les règles en vigueur au sein de l’Institut européen des normes de télécommunications (ETSI) l’y obligent. L’ETSI, dont le siège est situé en France, est constitué sous forme d’association dont les deux groupes sont membres et soumis au droit français.

Compétence du juge français

Devant le tribunal judiciaire de Paris, les sociétés du groupe Philips, en défense, avaient soulevé l’incompétence du juge français, estimant que c’était la High Court de Londres, saisie du litige en contrefaçon, qui devait statuer sur l’octroi de la licence. Philips fondait sa demande sur les dispositions du Règlement dit Bruxelles I bis, en matière de compétence judiciaire, qui cherchent à éviter un risque de décisions inconciliables, lorsque deux juridictions dans deux états différents sont saisies d’une même situation de fait et de droit. Le juge de la mise en état a, dans sa décision, rejeté l’exception d’incompétence. Marianne Schaffner explique que cela est dû à la stratégie qu’a choisi d’adopter le demandeur, le groupe TCL. En effet, ce dernier a non seulement formé des demandes à l’encontre de la société Philips, mais également à l’encontre de l’ETSI, soutenant que l’association devait obliger ses membres à octroyer aux autres une licence FRAND pour son portefeuille de brevets. « Si TCL s’était contentée d’assigner seulement Philips en France, l’exception d’incompétence aurait sans doute été retenue », estime-t-elle en ajoutant que TCL a fait preuve d’audace. « C’est la première fois que l’ETSI est attrait dans ce genre de procédure ». Dès lors, la nature contractuelle de la demande formée par TCL à l’encontre de Philips et de l’ETSI, mais aussi le lieu du siège de l’association, ont joué en faveur la compétence du juge français et la décision au fond pourrait considérer que sa mise en cause était justifiée.

Angleterre contre Allemagne  : « La France, voie de la concorde »

Le juge de la mise en état a en effet retenu que l’attrait en la cause de l’ETSI n’était pas artificiel, TCL et l’association soutenant que l’engagement FRAND était un mécanisme de stipulation pour autrui. TCL estimait aussi que l’ETSI devait obliger Philips à honorer l’engagement à son égard d’octroyer une licence FRAND aux autres membres de l’association ou, à défaut de remplir ses obligations, l’exclure de celle-ci. Selon Marianne Schaffner, en retenant sa compétence le juge français tend vers l’adoption d’une qualification juridique de nature contractuelle de l’engagement FRAND, une solution similaire à celle retenue par les anglais de « third party beneficiary », quand l’Allemagne, autre juridiction de poids en matière de brevets, refuse de voir dans cet engagement un caractère contractuel et examine la problématique uniquement à l’aune du droit de la concurrence, en vérifiant si le titulaire des brevets abuse ou non de sa position dominante en refusant d’octroyer une licence FRAND. « Tout simplement parce qu’elle ne connaît pas le mécanisme de la stipulation pour autrui », précise l’avocate. Dans cette configuration, elle estime que la France, dans le jugement qu’elle rendra au fond sur cette affaire, pourrait bien être la voie de la concorde en qualifiant l’engagement FRAND de stipulation pour autrui au sens du droit français.

La revanche du droit privé

Une pareille qualification aurait le mérite de faire rebasculer ce pan du droit des brevets dans la sphère du droit privé alors que depuis quelques années, le droit de la concurrence prenait le pas, dans ce domaine, sur le droit de la propriété intellectuelle. « Cela complexifiait les débats », affirme Marianne Schaffner. Elle espère désormais que cette décision ouvrira la voie à davantage de prise en considération de la volonté des parties dans tous les secteurs industriels qui utilisent des brevets électroniques (télécom, automobile, etc.). « Il est d’ailleurs intéressant de relever que la qualification contractuelle de cette relation imposera de prendre en considération la réciprocité des obligations, c’est à dire non seulement celle pour le titulaire des brevets d’octroyer une licence FRAND, mais aussi celle pour celui qui veut l’exploiter d’accepter la licence ainsi octroyée. L’engagement FRAND, selon les règles de l’ETSI, impose cette réciprocité. Cette question n’a pas encore été discutée dans l’affaire TCL, notamment », relève l’avocate.

Elle pointe aussi la possibilité que désormais, l’ETSI puisse être plus régulièrement attraite dans ce type de procédures. « Je pense qu’en l’espèce, elle a été mise en cause pour justifier la compétence territorial du tribunal de Paris, mais sa responsabilité pourrait être mise en cause pour ne pas avoir fait respecter ses engagements à l’un de ses membres », conclut-elle. 

Notes de fin

(1) Brevet essentiel : Les brevets dits essentiels sont indispensables à la mise en œuvre d’une norme technique

(2) ETSI : Institut européen des normes de télécommunications émanation de la commission européenne

(3) Licence FRAND : Ces licences sont octroyées dans des domaines où existent des normes utilisant des objets brevetés (par exemple, dans le secteur de l’électronique ou des télécommunications). L’entreprise titulaire du brevet permet à l’utilisateur de la norme d’accéder à la technologie employée selon des termes de licence raisonnables et non discriminatoires (Fair, Reasonnable and Non Discriminatory).

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