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Des dirigeants, des réseaux sociaux et du marché boursier

Par Anne Portmann
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires Hebdo du 3 septembre 2018

Le 7 août dernier, Elon Musk, charismatique dirigeant de l’entreprise Tesla, affolait les marchés en postant sur le réseau social Twitter : « J’envisage de retirer Tesla de la Bourse à 420 dollars. Financement assuré ». Le cours de l’action a bondi de 11 % dans les heures qui ont suivi. Simple dérapage ou manipulation de cours ? Une enquête est ouverte. Quelles pourraient être les conséquences d’une telle annonce en France ? L’analyse de Fabrice Veverka, associé en droit boursier au sein du cabinet Viguié-Schmidt & Associés.

Pourquoi l’affaire d’Elon Musk est atypique ?

Outre la personnalité d’Elon Musk, la communication litigieuse a eu lieu sur le réseau social Twitter, qui est particulier en raison de la contrainte inhérente au nombre limité de caractères dont sont composés les tweets. Cela pose souvent des problèmes lorsque l’on veut faire passer une idée complexe. Les autorités de régulation préconisent d’ailleurs de poster un lien vers des informations plus exhaustives, comme un communiqué, afin d’assurer une diffusion effective d’une information précise. Le tweet d’Elon Musk pouvait donner lieu à de multiples interprétations. Que voulait dire exactement « taking private » ? Que voulait dire exactement « funding secured » ? S’agissant de la sincérité d’Elon Musk, j’ai la faiblesse de penser qu’elle est réelle, car il a démontré sa grande impulsivité, et a déjà, par le passé, partagé parfois trop rapidement avec ses followers certaines de ses « fulgurances ». Par ailleurs, ses enjeux sont d’une toute autre dimension que de manipuler les cours de bourse.

La réglementation en la matière doit-elle évoluer pour s’adapter à de telles situations ?

Cette affaire ne démontre pas, à mon sens, la nécessité d’une évolution de la réglementation Concernant l’interprétation du tweet, lorsqu’Elon Musk écrit « taking private », ce que l’on comprend, c’est qu’il va retirer Tesla de la cote. En France, une telle opération ne peut intervenir qu’en déposant une offre publique. Aux États-Unis également, la sortie de la bourse nécessite de proposer aux actionnaires le rachat de leurs titres. Cela devait être son intention de départ, du moins c’est ce que l’on pouvait penser à la lecture du tweet. Mais dans un tweet ultérieur, il a précisé que les actionnaires de Tesla pourraient soit vendre leurs parts, soit rester investis dans Tesla non-cotée... À compter de ce moment, on ne sait plus vraiment de quoi on parle. L’information qu’il a donnée n’est donc plus précise et ce n’est plus la « fair disclosure » permise par les règles de la Securities and Exchange Commission (SEC). Par ailleurs, concernant le financement, lorsqu’il écrit « funding secured » dans son premier tweet, on peut légitimement s’attendre à ce qu’il dispose d’engagements fermes de financement, ce qui ne semble pas être le cas, surtout lorsque l’on réalise que la forme détaillée du projet d’opération ne semble alors pas arrêtée… Le message est donc imprécis et prête à confusion car un investisseur, se disant que Musk dispose du financement pour déposer une offre à 420 $ par action, a pu être incité par exemple à acheter des titres Tesla pour bénéficier de cette offre... alors qu’il n’y aura au final pas d’opération du tout, comme Tesla l’a confirmé par la suite. Il s’agit ici de problématiques assez classiques et déjà bien encadrées en matière de communication financière, tant par la SEC aux États-Unis que par l’AMF en France. La difficulté réside surtout dans le fait que lorsqu’Elon Musk s’exprime sur Twitter – via son compte personnel qui est tout à fait distinct du compte corporate authentifié de Tesla – il est difficile de savoir en quel qualité il le fait, et ce d’autant qu’il communique aussi bien au sujet de Tesla que des autres entreprises dont il s’occupe, ou que sur des sujets de société. La question se pose donc de savoir dans quelle mesure ces tweets engagent Tesla en tant qu’émetteur coté.

Cela pourrait-t-il se produire en France ?

Elon Musk, qui est une sorte de « gourou », n’a pas d’équivalent en France... Et les dirigeants des grandes sociétés cotées françaises sont nettement plus prudents et moins excessifs que lui lorsqu’ils s’expriment au sujet d’éventuelles opérations financières ! Pour ce qui est de déterminer si une communication sur un réseau social doit être considérée comme engageant un émetteur coté, l’AMF préconise depuis longtemps l’authentification renforcée sur le compte « corporate » de la société afin d’éviter toute confusion, par exemple entre la personne morale et ses dirigeants.

Elle alerte régulièrement sur les processus que les émetteurs doivent mettre en place, notamment des veilles actives pour détecter l’utilisation malveillante ou erronée d’informations les concernant. En l’espèce, on peut penser qu’Elon Musk n’agissait pas comme mandataire social de Tesla. En cas de poursuites, on pourra donc plaider que l’émetteur lui-même n’est pas responsable de cette communication. D’ailleurs, Tesla, dans un communiqué très précis, a indirectement indiqué que Musk ne s’exprimait pas en son nom, et sa communication financière, y compris via Twitter, est beaucoup plus encadrée et rigoureuse que les tweets de son charismatique CEO... Dès lors, on peut penser que c’est sans doute ce dernier plutôt que la société qui pourrait au final subir des sanctions dans cette affaire.

Anne Portmann

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