2020 : année charnière de la transformation digitale des directions juridiques
La Factory du Cercle Montesquieu a organisé, le 31 mars dernier, une conférence, sous forme de webinar, permettant de découvrir l’étude intitulée « 2020 : Année charnière de la transformation digitale des directions juridiques ». Réalisée par le cabinet de conseil en stratégie et innovation Bengs, elle interroge sur le métier de juriste à l’heure d’un effort inédit dans l’investissement digital des directions juridiques. Revue de détails.
L’étude menée par Armand Jiptner, associé du cabinet de conseil en stratégie et innovation Bengs, a été conduite du 28 octobre au 13 décembre dernier, auprès d’une vingtaine de directions juridiques de grandes entreprises. Elle fait suite à celle menée l’année dernière par Day One, en partenariat avec CMS Francis Lefebvre Avocats, qui avait conclu que « 2019 était l’année de bascule vers l’intelligence artificielle et de la prise en main des technologies par les directions juridiques ». L’enquête de Bengs s’inscrit dans la même ligne. Armand Jiptner annonce : « Si 2018 semble être l’année de la prise de conscience pour une grande majorité des entreprises et 2019 celle des expérimentations, 2020 sera l’année de l’accélération ». Il indique notamment que 80 % des directions juridiques rencontrées ont ce qu’il appelle « une démarche structurée ». Comprenez : elles ont mené une étude prospective permettant de cadrer leurs besoins, l’ont soumise à approbation du comité exécutif, et gèrent désormais sa mise en œuvre en mode projet. « Six directions juridiques sur vingt sont même dans une logique de fort développement de leurs investissements digitaux, avec une réelle intention d’investir sur le cycle contractuel de bout en bout pour cinq d’entre elles », ajoute-t-il.
Six directions juridiques seraient par ailleurs en phase d’émergence du besoin, après une période de digitalisation peu probante concentrée sur un ou deux outils. Car c’est bien là que doit se porter l’attention du directeur juridique, selon Florence Bigot, directrice juridique France et Maroc du groupe Capgemini. « La digitalisation représente un outil indispensable pour les entreprises et leur direction juridique. La vraie question est de savoir quels sont les besoins. Il faut cartographier les domaines sur lesquels le digital pourrait apporter une aide à l’équipe juridique, lui permettre d’industrialiser certaines tâches pour se concentrer sur celles à haute valeur ajoutée ». Et d’après elle, « en expliquant les bienfaits de l’investissement à la direction générale, on peut la convaincre de débloquer des budgets ». Christian Le Hir, directeur juridique de Natixis qui est l’un des précurseurs en matière de digitalisation du métier juridique, partage cette opinion. Il parle même de budgets « relativement modestes au regard du gain de temps et d’efficacité pour les équipes ».
Comment expliquer cette accélération ?
L’enquête de Bengs explique l’accélération de la digitalisation des directions juridiques par différents facteurs. D’abord le foisonnement des legaltechs. L’offre devient en effet pléthore et entraine inévitablement l’intérêt, plus ou moins marqué, des directeurs juridiques. Une chose est sûre, elle ne laisse personne indifférent depuis déjà quelques années. Certains acteurs ont même souhaité s’investir dans une réflexion commune en la matière. L’association Open Law le droit ouvert a ainsi été créée dès 2015 comme un espace de travail et d’expérimentation pour l’ensemble des acteurs du monde du droit prêts à innover dans un mode collaboratif et ouvert. Depuis deux ans, la LJA organise, en partenariat avec le Cercle Montesquieu et Open Law, l’événement Paris Regtech forum, qui se veut un lieu d’échange, de partage et de collaboration entre les acteurs de l’écosystème français des regtechs. « Les directeurs juridiques sont tous conscients que, face à l’avalanche de réglementations portant sur le RGPD, la compliance ou même la RSE, ils sont désormais obligés de passer par une regtech », avait introduit Bénédicte Wautelet, vice-présidente du Cercle Montesquieu, lors de la seconde édition de l’événement en novembre dernier (cf. LJA n° 1415) qui a réuni près de 300 personnes.
> Des investissements en rupture avec les périodes passées (cliquez pour agrandir) - © BENGS
Autres facteurs de poussée de la digitalisation selon l’étude : l’impulsion des chief digital officers et des programmes de digitalisation à l’échelle de l’entreprise, mais aussi la généralisation du cloud. La transformation des modes de travail pourrait également être une explication car, bien avant la crise sanitaire, les grands groupes avaient pratiquement tous mis en place un ou plusieurs jours de télétravail par semaine pour leurs équipes. Ces dernières avaient donc appris à se servir d’outils digitalisés. « Nos collaborateurs étaient déjà dotés d’ordinateurs portables avec des connexions VPN à distance et ils savent tous maîtriser les outils collaboratifs de notre métier », témoigne Christian Le Hir. Même retour de Florence Bigot qui explique : « Le passage au travail à domicile à temps complet a été simple car nos méthodes de travail comportaient déjà la mise en place d’outils collaboratifs et des plateformes de partage de knowledge management pour les juristes. La période actuelle nous permet de valider des choix que nous avions faits il y a plusieurs années ».
Quelle structure d’investissement ?
« La structure des investissements évolue fortement entre les outils de la base installée parfois depuis longtemps (2008-2017) et les nouveaux outils en cours d’industrialisation en 2019 ou envisagés pour de premiers tests en 2020, témoigne Armand Jiptner de Bengs. On passe assez clairement des domaines d’expertise (IP, compliance, suivi des filiales, gestion des litiges/e-biling) à des investissements massifs dans le domaine contractuel ».
Pour le moment, les entreprises investissent principalement pour améliorer la gestion contractuelle de bout en bout. Avec plusieurs usages clés : la génération automatique des contrats, le suivi collaboratif des mark-up au sein de la plateforme, la saisie et l’analyse intelligente des metadata contractuelles, la gestion des échéances et la signature électronique des contrats. Cette dernière est aujourd’hui, confinement oblige, utilisée pour quasiment tous les contrats. Et là encore, les directions juridiques qui avaient anticipé le recours à cet outil, se trouvent moins désorganisées et gèrent la situation de façon moins douloureuse. Comme chez Capgemini, où la signature électronique avait été mise en place depuis plusieurs mois et est en cours de déploiement sur l’ensemble des contrats. La directrice juridique détaille : « Depuis deux ans, nous avons mis en place un Global Legal Center qui s’appuie sur une plateforme de partage de knowledge management juridique accessible par les juristes du groupe qui disposent ainsi de l’ensemble des contrats types du groupe, d’articles juridiques ciblés, des supports de formations pour les juristes et ceux pour les non-juristes délivrés par les juristes. Et plus récemment nous avons lancé notre Legal Academy axée sur la formation des juristes. Nous avons également adopté des solutions pour dématérialiser le process de contractualisation de nos contrats d’achats par exemple, pour déployer la signature électronique mais également pour documenter notre conformité juridique avec la tenue d’un registre de traitement dématérialisé (RGPD), ou encore pour gérer les remontées d’alerte. Ces outils permettent à l’équipe de direction juridique de se libérer du temps pour se concentrer sur des tâches à valeur ajoutée et se positionner sur les enjeux stratégiques de l’entreprise. Ils nous permettent de faire évoluer notre métier dans le bon sens : celui de l’avenir ».
Du côté de Natixis, Christian Le Hir annonce avoir, lui aussi, mis en place des outils de génération automatique de contrats pour des contrats dits « simples et volumineux ». Depuis cinq ans, nous y travaillons et ce process peut concerner des contrats plus complexes comme les contrats d’émission indexées sur les actions. » Mais il ajoute que la DJ Natixis travaille aussi « sur un process digital automatique permettant de gérer toute la chaine de négociation des contrats depuis leur élaboration jusqu’à la signature et l’archivage. Cet outil end to end a récemment vu le jour ». Eric Ravy, directeur juridique de E-Voyageurs SNCF, a pour sa part commencé la transformation de sa direction il y a quatre ans. Au-delà des outils de partage et d’échanges déjà utilisés, il a mis en place un chatbot. « Nous travaillons actuellement sur une v2, plus développée, qui verra sans doute le jour en 2020 », indique-t-il.
L’étude relève également une tendance à la plateformisation des relations avec les clients internes pour optimiser le service et l’expérience client. Et là encore, Eric Ravy témoigne : « La conduite du changement ne doit pas être centrée uniquement sur la direction juridique. Il faut recueillir les besoins, collaborer et sensibiliser les autres équipes du groupe afin d’utiliser ensuite les outils mis en place. C’est pourquoi nous réfléchissons actuellement sur cette plateformisation pour qu’elle soit interopérable à la fois avec les outils internes et ceux de nos prestataires externes (ex : avocats…) ».
Et le recours à l’IA ?
Sur la question du recours à l’intelligence artificielle pour aider à la mission juridique, le consensus est pour l’instant total : les offres ne sont pas encore matures. « On en rêve tous, reconnaît Florence Bigot, car elle sera une aide accélératrice importante pour le juriste. Mais on n’y est pas encore, nous en sommes qu’à ses débuts ». Eric Ravy confirme : « La technologie est, selon moi, encore au milieu du gué en matière d’IA pour les utilisations dans la fonction juridique. Comme dans plusieurs entreprises, nous réfléchissons à la mise en place de nouveaux POC - proof of concept – c’est-à-dire des expérimentations sur certains sujets. Mais pour le moment, nous n’allons pas plus loin sur l’IA. Cela va évoluer au fil de l’eau ». Christian Le Hir est exactement dans cette même démarche de tests. « La technologie n’est pas encore aboutie, mais le recours à l’IA est sans aucun doute l’avenir de notre métier ».
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