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« La féminisation d’une profession socialement valorisée s’accompagne souvent d’une réaction de protection des hommes »

Par Anne Portmann
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires - N°1350 - 14 mai 2018

Le 2 mai dernier, Jacques Toubon, le Défenseur des droits, a dévoilé le résultat d’une enquête réalisée en collaboration avec la Fédération nationale de l’union des jeunes avocats (FNUJA), qui confirme l’ampleur des discriminations subies par les femmes au sein de la profession d'avocat. Présentes lors de la restitution des résultats, les personnes à la tête des institutions représentatives de la profession ont fait part de leur détermination à renforcer les actions déjà entreprises pour lutter contre ce type de situations.

L’enquête a été menée au moyen d’un questionnaire internet adressé entre juin et juillet 2017 à un échantillon représentatif de la profession. Quelque 7 138 questionnaires ont été complétés, et les résultats sont sans appel.

Un diagnostic accablant

Ce sont 72 % des femmes et 47 % des hommes interrogés qui ont répondu avoir été témoins de discriminations à l’encontre de leurs confrères. Globalement, 38 % des répondants indiquent avoir subi une expérience de discrimination au cours des cinq dernières années, soit 53 % des femmes et 25 % des hommes. Ces pourcentages sont très variables en fonction de la catégorie sociale, selon le sexe des répondants, le fait qu’ils aient ou non des enfants, l’origine qui est perçue et la religion qu’ils déclarent. Les principaux motifs de discriminations identifiés sont le sexe (22,4 %), la maternité (19,7 %) et l’âge (17,3 %), avec une surexposition des femmes à la discrimination par rapport à la population générale. Quelque 48 % des femmes de 40 à 49 ans perçues comme blanches font ainsi l’objet de discriminations, de même que 69 % des femmes de 30 à 39 ans qui sont mères de famille et 74 % des femmes des deux tranches d’âge de religion musulmane. L’étude démontre également que d’autres groupes sociaux sont particulièrement exposés aux discriminations. Ainsi, 25 % des hommes blancs de 30 à 49 ans ayant un enfant, 66 % des hommes de la même tranche d’âge perçus comme noirs ou arabes. L’enjeu racial est donc un paramètre important aussi en ce qui concerne les hommes. Les discriminations sont principalement subies dans les relations de travail entre confrères (y compris en dehors du cabinet) dans 44,1 % des cas, ou lorsqu’une augmentation est demandée (23 % des cas) ou encore dans le cadre des dossiers ou des missions confiées aux répondants (22,9 %).

L’étude confirme la disparité de revenus entre hommes et femmes et constate une répartition genrée dans la profession d’avocat, concernant le statut social, d’abord, puisque les femmes sont davantage en collaboration ou en exercice individuel, alors que les hommes sont associés. Cette répartition existe également en fonction du domaine d’activité, les hommes étant surreprésentés dans certains secteurs, comme en droit des affaires (57,9 % d’hommes contre 42,1 % de femmes) ou en droit international (57,4 % contre 42,6 %), alors que les femmes sont plus nombreuses dans certaines spécialités dites féminines, comme le droit de la famille, le droit du travail et de la protection sociale, ces domaines étant moins rémunérateurs.

Un point de départ

Pour le Défenseur des droits, Jacques Toubon, cette étude doit être considérée non pas comme un aboutissement, mais au contraire, comme un « point de départ ». « C’est une objectivation de la situation, qui permettra ensuite de prendre des mesures ». L’ancien garde des Sceaux, considérant que les barreaux avaient pris conscience de la situation, a invité les conseils de l’Ordre à « faire leur boulot ». Il a en outre souligné que la féminisation d’une profession n’était pas synonyme de moins de discriminations pour les femmes. « Au contraire, en cas de féminisation d’une profession socialement valorisée, on assiste toujours à des réactions de protection des hommes, qui considèrent que les places valorisantes ne doivent pas trop être distribuées aux femmes », a observé Jacques Toubon. Si selon lui, la solution n’est pas de remettre en cause l’institution ordinale, il considère cependant que celle-ci « doit faire son travail ». « Il est important que ce soient les avocats qui se saisissent de cette enquête pour agir, car il y a matière à sanctions et à procédures disciplinaires » a-t-il appuyé.

Pour la présidente de la FNUJA, Alexandra Boiramé, cette étude confirme, d’une part, le constat déjà fait à plusieurs reprises au sein de la profession d’avocat, de discriminations visant les femmes, en particulier à leur retour de congé maternité. La présidente du syndicat des jeunes avocats a rappelé que le Défenseur des Droits avait d’ailleurs rendu plusieurs avis à ce sujet. L’avocate a aussi fait part d’un « sentiment d’inquiétude » face aux révélations de l’étude sur les discriminations relatives à la religion et à l’orientation sexuelle :  « Nous nous en doutions, mais la prise de conscience dans les cabinets et dans les Ordres est nécessaire, car ce sont des sujets tabous ».

Renforcer encore la lutte pour l’égalité

Les représentants de la profession d’avocat, tous présents, ont annoncé leur volonté forte de renforcer encore davantage leurs actions en faveur de la lutte contre les discriminations. Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des Barreaux (CNB), considère que l’enjeu est celui de l’égalité des chances. Elle a rappelé que l’instance nationale s’était déjà engagée en ce sens en créant en son sein une commission égalité et qu’une charte de l’avocat citoyen responsable, contenant un outil d’auto-diagnostic, avait été mise en place lors de la précédente mandature. Par ailleurs, le 8 mars dernier, un premier train de mesures a été mis en place : un appel a ainsi été lancé afin que les victimes de discriminations se fassent connaître auprès des Ordres et une réflexion a été engagée dans le cadre de la refonte de la procédure disciplinaire, concernant notamment la publicité de certaines décisions. Du côté du barreau de Paris, les résultats « n’étonnent pas ».

Marie-Aimée Peyon, bâtonnier, a souligné que l’Ordre avait récemment institué des « référents collaboration », membres du conseil de l’Ordre (MCO) à l’écoute des collaborateurs et une formation de sensibilisation aux luttes contre la discrimination a été mise en place à l’école de formation des barreaux (EFB).

Marie-Aimée Peyron, en présence du vice-bâtonnier Basile Ader, a également souligné qu’il ne fallait pas oublier les confrères en situation de handicap, qui font eux aussi face à de graves problèmes de discrimination.

« Nous devons redevenir exemplaires », a martelé le bâtonnier, qui a annoncé la tenue de plusieurs évènements, et notamment le lancement, le 11 juin prochain, des états généraux de la diversité et de l’égalité. Et si elle indique avoir opté pour des « mesures incitatives », elle a également révélé que deux enquêtes déontologiques liées à des motifs de discrimination étaient actuellement en cours. Le message du Défenseur des droits a été reçu.

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