Changer le mode de production du droit
Dans un court ouvrage paru aux éditions Dialogues, l’universitaire Pierre Berlioz revient sur les grands débats qui agitent le secteur du droit depuis une trentaine d’années et plaide en faveur de changements radicaux pour, enfin, valoriser la matière juridique. Interview.
Dans votre ouvrage, vous prenez position sur l’essentiel des débats qui agitent le secteur juridique et judiciaire, sauf l’un d’entre eux, qui n’est certes pas le plus important, c’est celui de la pertinence de la césure entre l’ordre judiciaire et l’ordre administratif. Quelle est votre position là-dessus ?
J’ai la conviction que l’intérêt du secteur et de ses professions est de faire bloc, surtout dans le contexte actuel. Il faudrait asseoir ce qui nous unit et nous rassemble et ensuite justifier nos singularités plutôt que d’adopter la démarche inverse. Aujourd’hui, les séparations et les divisions sont tellement ancrées que nous ne nous posons même plus la question de leur raison d’être. Pourtant les interactions et les jonctions entre l’ordre judiciaire et l’ordre administratif sont de plus en plus nombreuses, notamment avec le développement des AAI. Sur de nombreux sujets, les digues entre le droit privé et le droit public se fissurent. Il me semble qu’il faut réfléchir aux fondements actuels de cette césure au sein de nos institutions.
Vous préconisez également d’inculquer une forme de culture juridique, avec une initiation au droit, dès l’enseignement secondaire …
En effet. Nous voyons actuellement que nos concitoyens non-juristes ne parviennent pas à s’approprier la règle de droit. Au contraire, ils la rejettent souvent. Il faudrait forger une culture juridique à l’âge où se forme une conscience politique, et faire comprendre à nos concitoyens pourquoi le droit existe, quel est son objectif et quels sont ses grands principes. Aujourd’hui les normes se sont tellement multipliées, elles sont tellement pointillistes que beaucoup en ont perdu le sens. Les règles sont trop nombreuses, se perdent dans le détail. Il me semble qu’il vaut mieux affirmer quelques principes essentiels et faire confiance à ceux qui les appliquent plutôt que de concevoir des règles catalogues essayant de tout prévoir. On avance aujourd’hui beaucoup de chiffres face à cette inflation normative, proposant de couper tel code en deux ou en trois, ou de réduire les règles de 25 % ou de 50 %. Cela n’a pas de sens. Il faut plutôt redonner de la pertinence et de la cohérence à la norme et l’expliquer pour contrer les discours populistes. Ce phénomène de rejet de la loi que nous observons sape l’État de droit. Cela pourrait passer par la rédaction, en tête des décrets ou des lois, d’une notice intelligible, qui expliquerait en langage simple quel est le sens de la loi. Simplifier ne veut, en revanche, pas dire dégrader. Le droit est une matière technique, qui doit conserver cette technicité pour une mise en œuvre efficace. Mais il doit aussi avoir un sens pouvant être expliqué clairement au grand public.
Vous appelez aussi les acteurs du droit à se transformer ?
Oui, car la société française connaît un autre paradoxe. Nous nous sommes désindustrialisés de manière volontaire, nous avons délocalisé nos usines et construit une économie de services, mais nous ne savons toujours pas valoriser ces services. Or, la prestation juridique doit être valorisée pour que le secteur devienne un vrai secteur économique puissant. Le modèle économique des cabinets d’avocats doit se transformer. Notamment, la facturation horaire n’a plus de sens à l’heure de l’IA générative. Ce que les cabinets peuvent facturer, lorsqu’ils utilisent l’IA, c’est le coût de l’outil dont ils se sont équipés ainsi que la valeur de la prestation juridique et de la responsabilité assumée pour sa délivrance. La valorisation des prestations juridiques doit aussi être revue au sein de l’entreprise, où la direction juridique doit être un pilier, car le droit est un outil de performance et d’intelligence économique. Une entreprise juridiquement forte est une entreprise compétitive et le juriste, en entreprise ou en cabinet, doit se positionner comme un apporteur de valeur. Je suis d’ailleurs attristé de voir à quel point les entreprises du droit sont peu présentes au sein du débat public.
Est-ce que l’interprofessionnalité est une des clés du changement ?
Elle est pour l’instant très peu développée, car l’introduction des sociétés pluriprofessionnelles d’exercice (SPE) a été, je pense, mal expliquée. Les SPE ont été présentées comme une structure chapeau, une espèce de SCM améliorée, alors que ce n’est pas l’objectif. La clé pour comprendre la SPE est celle de la fin de l’unicité de l’exercice. Grâce à la SPE, le professionnel du droit peut autonomiser et valoriser un pan spécifique de son activité pour lequel il est pertinent de s’associer avec un autre professionnel, un peu comme deux sociétés qui créent une joint-venture. C’est une logique de filialisation qui n’a, selon moi, pas été comprise. Il est vrai qu’en France, même sans parler d’interprofessionnalité, le modèle de l’exercice individuel est encore très présent, au point que certaines professions ont demandé au législateur de le consolider et de le développer encore davantage, ce qui paraît en décalage avec l’évolution de l’économie. Je pense que les prestataires juridiques doivent évoluer vers une logique de production différente, vers une autre façon de faire du droit. Évidemment, cela peut impliquer, parfois, une forme d’effacement de l’intuitu personae, auquel est accoutumé le juriste, au profit d’autre chose. Il ne faut bien sûr pas nier le lien de confiance avec le client, mais il faut accepter que certains aient parfois besoin de prestations plus standardisées, plus faciles à délivrer avec l’IA. Il n’est pas question de brader le droit, bien sûr, mais de démocratiser, en quelque sorte, le produit juridique, afin de le faire correspondre aux besoins des personnes, de la même façon que nous pouvons acheter des biens de différentes gammes en fonction du besoin du moment.