Les avocats veulent se documenter à moindre coût
Face aux prix élevés des abonnements aux bases de documentation juridique, la Conférence des bâtonniers et l’Ordre des avocats de Paris ont décidé d’unir leurs forces pour mettre en place leur propre base de données nationale. Un projet qui risque de faire du bruit auprès des éditeurs…
C’est un serpent de mer au sein des barreaux français. Une préoccupation que Christiane Féral-Schuhl avait déjà exprimée en 2012 et qui avait également été abordée dans une étude réalisée par Thierry Wickers et Jean-Luc Medina sur la dématérialisation et les nouvelles technologies dans les cabinets d’avocats (1). Depuis un certain temps, la mainmise des éditeurs privés sur la doctrine, la jurisprudence et autres arrêts d’appel, dont une partie seulement est librement accessible aux avocats via Legifrance, fait grincer des dents la profession. « Les différents Ordres sont parvenus à obtenir des tarifs par conférence régionale des bâtonniers mais nous n’avons jamais pu obtenir une négociation nationale, ce qui fait qu’il y a une somme très importante à régler annuellement aux principaux éditeurs juridiques. Cette négociation parcellisée, avec des éditeurs différents, ne nous place pas dans les meilleures conditions de service et de prix » , assure à ce sujet Jean-Luc Médina, ancien bâtonnier du barreau de Grenoble et membre de la Conférence des bâtonniers. Récemment, sous l’impulsion de cette dernière, un rapport a donc vu le jour qui propose la création d’une base nationale de données juridiques « complètes, fiables, facile d’utilisation et moyennant un coût raisonnable et prévisible » (2).
Acteurs du marché
Présenté dans le rapport comme un « enjeu majeur » de la profession d’avocat, le projet n’en est pour l’instant qu’au stade de la réflexion. En janvier dernier, la Conférence des bâtonniers a mandaté Jean-Luc Médina pour ouvrir des négociations préalables à la constitution de cette base de données, qui serait accessible via la centrale de référencement Praeferentia. L’Ordre des avocats de Paris a pris le train en marche et d’ores et déjà voté le principe . « Dès lors que la Conférence des bâtonniers a ouvert le bal, nous avons rejoint le mouvement, explique le bâtonnier de Paris Frédéric Sicard. Il est indispensable que nos consœurs et confrères puissent accéder à une documentation à moindre coût, car les charges qui y sont consacrées sont de plus en plus importantes et nous ne pouvons plus suivre. »
Pour les avocats, outre la mutualisation des prix, l’enjeu stratégique est de taille : remettre la main sur un contenu qui, demain, pourrait leur échapper si les éditeurs décidaient de sortir des cercles spécialisés et d’élargir leur offre au consommateur de droit lambda. « La profession d’avocat ne peut pas rester simplement spectateur, mais devenir un acteur de ce marché de la documentation en ligne » , affirme Jean-Luc Médina. Pour autant, les Ordres de Paris et de province se défendent de vouloir faire de l’ombre, voire se substituer aux Dalloz, Wolters Kluwer (éditeur de la Lettre des juristes d'affaires), Lexbase et autre LexisNexis. « Ce n’est absolument pas l’objectif, se défend Frédéric Sicard. Cependant, renseigner tous les confrères fait partie des missions légales de l’Ordre et il est aujourd’hui nécessaire de leur offrir un produit permettant de s’adapter aux spécificités de chaque cabinet d’avocats, spécialisé ou généraliste, et de remplacer nos vieilles bibliothèques. » « En 2016, on ne crée décemment pas un nouvel éditeur qui va se targuer de concurrencer les autres, ajoute Jean-Luc Médina. C’est un métier, et il n’y a pas de place pour un nouvel acteur. »
Trois hypothèses
Au niveau du contenu de cette base de données, les avocats devraient logiquement retrouver les textes applicables, la jurisprudence et la doctrine. La forme reste en revanche encore à définir, et trois pistes sont pour l’instant évoquées : un tarif national négocié avec un seul éditeur pouvant séduire les Ordres ayant un abonnement plus cher, un nouvel outil créé de toutes pièces qui mettrait l’accent sur la transversalité en brassant le contenu de différents éditeurs, ou bien le rachat d’un éditeur qui préserverait son contenu, son offre et son marché. Les discussions Paris/province à ce sujet devraient débuter ce mois-ci pour aboutir en juin prochain.
L’exécution du projet devra, quant à elle, sûrement attendre la fin de l’année. « Cela risque d’aller vite, au moins pour la direction à suivre, précise Frédéric Sicard. Il s’agit déjà de voir dans un premier temps quel type d’investissement nous sommes susceptibles de mettre en place. » Le bâtonnier évoque pour l’instant un budget de quelques millions d’euros qui devra selon lui être tempéré… Selon le rapport, une proposition de budget précise devra être faite à la Commission des finances au plus tard le 31 mars prochain. Le document énonce en outre que la répartition des coûts entre le barreau de Paris, la Conférence des bâtonniers et le Conseil national des barreaux « fait partie intégrante de ces enjeux » et qu’un « projet serait également à l’étude au CNB » . Une allégation que dément formellement l’institution. « Cela ne rentre pas dans nos missions, tranche Pierre Rancé, directeur Stratégie et Médias du CNB. Nous n’avons pas vocation à nouer des partenariats avec des éditeurs pour mettre de la jurisprudence en ligne. » Selon lui, le CNB préfère pour l’instant miser sur son projet de plateforme de consultation juridique en ligne – l’Assemblée générale des 11 et 12 mars 2016 a voté en faveur du rachat du site MyAvocat (Jurihub). D’un projet à l’autre, chez les avocats français, la bataille du web fait rage…
Chloé Enkaoua
(1) Thierry Wickers et Jean-Luc Medina, "La dématérialisation et les nouvelles technologies dans les cabinets d’avocats", in Avocats et ordres du 21e siècle : ouvrage collectif de la conférence des bâtonniers sous la direction de Jean-Luc Forget et Marie-Anne Frison-Roche, Dalloz, 2014.
(2) Consulter le rapport de Xavier de Kergommeaux, Projet de mutualisation nationale de la documentation par rachat d’une base de données, présenté au conseil de l'Ordre de Paris le 9 févr. 2016.