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Des enquêtes internes sans droits de la défense ?

Par Samuel Sauphanor, associé, Lucie Moirignot et Yann Dehaudt-Delville, avocats, cabinet 16 Law

Tout commence par un bref appel téléphonique : « Une enquête est en cours vous concernant ». Impossible d’en savoir plus. L’anonymat est total, notamment depuis que la loi protège les lanceurs d’alerte. Or, au stade de ce premier contact, l’enquête est souvent très avancée et le dossier probatoire, déjà constitué.

Cette asymétrie ne ferait pas difficulté si le retard originel pouvait se rattraper. Dans une enquête pénale, la personne ciblée n’a certes que tardivement accès aux pièces du dossier, mais lorsqu’elle en a connaissance, c’est de façon complète, et elle dispose alors du temps et des moyens nécessaires pour les contester.

Dans le cadre d’une enquête interne, le retard ne se rattrape jamais. Souvent, l’intéressé n’a qu’un accès partiel aux pièces du dossier et les charges retenues ne sont pas formalisées comme dans un rapport de police ou une notification de griefs ouvrant la phase contradictoire de la procédure. Or, ces documents cristallisent le périmètre du dossier, synthétisant les bases factuelles et juridiques au fondement de l’accusation. Partant, ils constituent le support de l’argumentation de la défense.

Dans une enquête interne, ce formalisme s’apparente davantage à un jugement de condamnation. Pire, les griefs évoluent fréquemment, soit parce qu’ils sont distillés au fil de l’eau, soit parce que de nouvelles charges sont retenues en cours, voire en fin de procédure, sans que la personne n’en soit informée en temps utile.

Absence d’accès aux charges et à la preuve, absence de débat contradictoire, autant d’entorses majeures aux droits élémentaires de la défense.

Là encore, ce déséquilibre pourrait être partiellement compensé par le droit à l’assistance d’un avocat lors de la première audition, à l’instar par exemple des auditions menées par les enquêteurs de l’AMF. Par ailleurs, les droits au silence et à ne pas s’auto-incriminer sont rarement notifiés.

L’absence d’exercice effectif de ces droits soulève une difficulté d’une particulière acuité dans le cas, non marginal, où l’enquête interne est susceptible de donner lieu à des poursuites pénales. L’intéressé se voit ainsi imposer de façon systématique un devoir de coopération mais ne bénéficie pas des droits élémentaires de toute personne suspectée, se trouvant de fait exposé au risque de participer à son insu à la construction de son propre dossier pénal contre lui.

En outre, dans l’hypothèse où une convention judiciaire d’intérêt public serait conclue entre la société et le procureur de la République, non seulement la personne physique se trouverait seule face aux poursuites, mais avec par surcroît un dossier à charge qu’elle aurait elle-même contribué à construire.

De ces questions surgit un impératif de réflexion quant à la nécessité d’aborder l’enquête interne pour ce qu’elle est : une procédure para-pénale commandant mécaniquement une effectivité des droits de la défense.

Cet impératif nous paraît concerner autant les personnes physiques que les directions juridiques et compliance dans la mesure où tous les acteurs de ce mouvement nouveau mais massif que constituent les enquêtes internes ont besoin de sécurité juridique.

En l’état de cette phase exploratoire, il se passe ce qui a systématiquement été observé s’agissant de dispositifs naissants. Ainsi de la rapide évolution des enquêtes menées par les autorités de régulation à leurs prémices, où l’on a pu constater qu’elles ont été assimilées à des actes de poursuite pouvant aboutir à une sanction, conduisant les juridictions à imposer, souvent par voie d’annulation desdites procédures, l’effectivité des droits de la défense directement inspirés de la procédure pénale.

Dans un contexte juridique global où le droit pénal s’instille subrepticement mais partout par le truchement de la compliance, il semble légitime de réfléchir, dans le sillage du conseil de l’Ordre des avocats de Paris, à la mise en œuvre des garanties qui doivent accompagner l’exercice de tout dispositif de nature inquisitoriale et répressive, dont l’enquête interne est une illustration.

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