Connexion

Une remise en cause de la rémunération des avocats à cause du Covid-19 ?

Par AURÉLIA GRANEL

Alors qu’ils sont généralement peu bavards sur la rémunération de leurs collaborateurs, quelques cabinets ont accepté de se livrer sans langue de bois sur le sujet. Parallèlement, près de 300 avocats ont répondu au sondage diffusé par la rédaction au mois de mars, relatif à l’impact potentiel de la crise sanitaire sur leur rémunération et leur réaction le cas échéant. Analyse des résultats.

Les associés ont toujours été peu prolixes sur la rémunération de leurs collaborateurs. Juste avant la crise sanitaire, quelques-uns avaient tout de même accepté de se confier à la rédaction sur l’établissement des grilles de rémunération. « Nous effectuons un benchmark annuel des pratiques du marché pour fixer nos grilles de rémunération qui sont revues chaque année, indiquait ainsi Thomas Buffin, associé du cabinet Bignon Lebray. Nous avons deux collaborateurs seniors, nos “sherpas”, qui nous font part des propositions des concurrents que nous comparons avec nos propres sources d’informations : nous discutons avec nos confrères qui exercent dans d’autres cabinets, mais aussi avec nos collaborateurs senior à qui l’on demande de mener l’enquête. Nous sommes conscients qu’ils gonflent un peu les sommes, mais cela fait partie du jeu ». Même franchise chez Stephenson Harwood : « Nous établissons nos grilles et les mettons à jour annuellement en regardant ce qui se pratique chez les concurrents, témoignait Nicolas Demigneux, managing partner du cabinet. Souvent, ce sont les stagiaires et la direction des ressources humaines qui disposent des meilleures informations. La multiplicité des sources permet de s’aligner sur la rémunération des cabinets et d’être justes envers nos avocats ». D’après un sondage mené par la LJA durant le mois de mars, la rétrocession à l’embauche s’élèverait en moyenne à 90 000 € annuels dans les structures américaines, contre un peu plus de 80 000 € chez les anglais et à environ 70 000 € chez les français. Soulignons toutefois que le montant varie selon la typologie des cabinets et le nombre d’avocats exerçant en son sein. Il s’élèverait parfois à plus de 90 000 € dans les structures françaises composées de plus de 50 avocats et irait jusqu’à 110 000 € dans les plus grandes firmes américaines par exemple.

Dans la majorité des cas (56,63 % des répondants), le montant de la rétrocession à l’embauche est identique dans tous les départements des cabinets. « Le montant de rétrocession est fonction d’un barème commun à tous les pôles, indique Frédéric Dereux, managing partner de Gowling WLG. Une approche arbitraire serait peu valorisante, car si la politique était un traitement différencié en fonction de certaines pratiques du cabinet pour tenir compte du fait qu’elles apportent du travail aux autres, les talents des autres départements seraient rapidement désintéressés ». LPA-CGR avocats, qui a significativement revu ses grilles l’an dernier, a en revanche fait le choix de privilégier certaines matières. Bignon Lebray dispose quant à lui d’une grille parisienne et d’une seconde pour la province. Le montant de la rétrocession à l’embauche diffère également selon les pratiques pour chacune d’elles.

Retenir ses talents via l’attribution des augmentations et des bonus

Jusqu’à la crise, l’augmentation annuelle instaurée par les cabinets se situait en moyenne entre 10 et 12 % dans les firmes américaines, aux alentours de 10 % chez les anglais et entre 7 et 12 % dans les cabinets français. Les répondants au sondage évoquent les critères sur lesquels l’augmentation était attribuée : l’instauration d’une grille corrélée aux années d’inscription au barreau, la performance annuelle, les horaires effectués, l’implication au sein du cabinet (pro bono, business development, inclusion dans l’équipe et dans le cabinet). Mais nombreux sont ceux qui soulignent les attributions discrétionnaires des associés en charge de cette augmentation et déplorent le manque de critères objectifs.

Le minimum d’heures requis pour être éligible à un bonus annuel se situerait entre 1550 et 1700 pour 50 % des cabinets américains, et entre 1700 et  2100 pour l’autre moitié. La prime s’élèverait en moyenne à trois mois de rétrocession et serait corrélée au nombre d’heures enregistrées au-delà du seuil de déclenchement en vigueur propre à chaque cabinet. Chez les anglais, le minimum d’heures requis se situerait en majorité entre 1550 et 1700 heures et correspondrait en moyenne à deux mois de rétrocession. Il serait compris entre 1450 et 1700 heures annuelles dans les cabinets français de moins de 50 avocats et entre 1700 et 2100 heures dans ceux composés de plus de 50 avocats. Les collaborateurs percevraient en majorité un bonus correspondant à deux mois de rétrocession, pouvant aller jusqu’à 3 mois dans certaines structures hexagonales.

Mais les approches varient selon les cabinets. Quelques-uns ont misé sur les heures collectées, c’est-à-dire payées par le client, d’autres sur les heures travaillées, correspondant à toutes celles qui ont été effectuées. Chez Bignon Lebray, un collaborateur qui déclare un minimum de 1 400 heures annuelles travaillées bénéficie d’un bonus pouvant s’élever à 2 mois de rétrocession. D’autres cabinets, tel que Gowling WLG, ont mis en place un système de bonus fondé sur les heures facturables - toutes celles pouvant être potentiellement facturés aux clients. Le minimum d’heures requis pour être éligible à un bonus annuel est de 1 500 heures et le bonus peut aller jusqu’à 30 000 €. « Nous estimons que le système d’attribution des bonus doit rester à la libre appréciation des associés. Nous avons travaillé sur la mise en place d’un système bien défini mais cela devenait trop contraignant et ne permettait pas de traiter les cas particuliers », précise Frédéric Dereux. Chez Reed Smith, il faut dépasser les 1 650 heures facturées - correspondant à ce qui sera réellement facturé au client. « L’objectif annuel que doit atteindre chaque collaborateur inclut 140 heures de pro bono et permet un réel équilibre vie personnelle/professionnelle : c’est un facteur déterminant pour établir une bonne ambiance au sein du cabinet », assure Jean-Pierre Collet, co-managing partner du cabinet. Pour Stephenson Harwood, le minimum requis est de 1 550 heures facturables ou à valeur ajoutée. Concernant ces dernières, chaque projet doit être validé par l’associé. L’innovation, la RSE et le pro bono entrent dans l’assiette du calcul du bonus, même si aucun pourcentage n’est défini. L’aptitude de l’avocat, sa capacité technique, son implication ou encore la dimension commerciale sont également prises en considération. Chez DLA Piper, l’attribution du bonus, qui repose sur les heures facturables, est uniquement destinée aux collaborateurs les plus performants. La prime peut s’élever à deux ou trois mois de rétrocession. « Nous regardons l’état du marché et la rareté des profils - en transactionnel et en M&A c’est souvent la surenchère -, ainsi que la qualité individuelle de l’avocat », explique Xavier Norlain, co-managing partner. Le cabinet prend en compte des facteurs liés à l’apport de nouveaux dossiers ou de clients, l’aide des avocats pour recruter certains profils au lieu de faire appel à des chasseurs de tête et leur participation à d’autres activités, comme les opérations de pro bono. Pour sa part, Dentons a revu tout son système de rémunération au 1er janvier 2020. Celui-ci a été soumis à un comité de collaborateurs et a donc fait l’objet de discussions en amont. « Avant, les critères d’attribution des bonus étaient ceux du nombre d’heures facturées et de la performance exceptionnelle, ce dernier laissant une place à une certaine subjectivité, indique Séverine Hotellier, managing partner du cabinet. L’attribution d’un premier bonus corrélé dorénavant aux heures facturables nous a semblé plus juste ». La distribution d’un second est lié à l’investissement professionnel et personnel de l’avocat, c’est-à-dire à sa participation au business development, à l’animation de conférences ou encore à la rédaction d’articles. Les grilles des deux bonus comprennent différents paliers, rendant leur attribution assez précise. « Nous avons essayé de mettre en place un système qui soit le moins subjectif possible », souligne Séverine Hotellier.

Quelques cabinets assument pleinement cette part de subjectivité liée à l’attribution des bonus : « Tous les collaborateurs n’ont pas les mêmes aspirations, explique Sidonie Fraîche-Dupeyrat, présidente de LPA-CGR avocats. On identifie les collaborateurs à fort potentiel qui ont l’envie et la capacité de réussir dans le métier ». Le cabinet a opté pour un système d’attribution des bonus aux collaborateurs moyennant l’atteinte d’un objectif composé à 50 % d’heures facturables et à 50 % d’heures facturées. L’objectif horaire des collaborateurs du cabinet se situe entre 1420 et 1520 heures et un bonus est attribué lorsque l’objectif est dépassé. Leur investissement (rédaction d’articles, conférences, pro bono) est pris en compte dans l’allocation. « Nous avons aussi une approche subjective pour les associés, car 15 % de notre rémunération est basée sur des critères subjectifs, tels que la qualité de gestion des équipes, la visibilité sur le marché ou encore l’implication au sein du cabinet, poursuit Sidonie Fraîche-Dupeyrat. Nous y tenons beaucoup car elle cristallise notre affectio societatis ».

L’impact de la crise sur la rémunération

Aujourd’hui, au regard de la crise sanitaire sans précédent et des perspectives peu réjouissantes pour l’économie, il est légitime de s’interroger sur le maintien des rémunérations, des augmentations et des bonus au sein des cabinets. Les collaborateurs se disent donc inquiets : 46 % des sondés déclarent avoir peur de perdre leur poste. Ceux qui exercent dans des cabinets français de moins de 50 avocats sont les plus soucieux. Quelque 28 % des répondants s’attendent à ce que leur soit prochainement annoncée une baisse du montant de leur rétrocession pour les prochains mois, surtout dans les cabinets composés de moins de 50 avocats. Plus de 44 % des sondés pensent que les bonus et augmentation annuelles seront annulés cette année, et 34 % qu’ils seront réduits. L’un d’entre eux témoigne de son mécontentement : « Les bonus étant calculés sur l’exercice précédent, c’est-à-dire sur l’année 2019, il serait injuste et démotivant de ne pas en bénéficier cette année. Toute prise de mesure devrait concerner l’exercice en cours, c’est-à-dire être appliquée l’an prochain, et reposer sur des critères objectifs, comme le fait de ne pas avoir rempli ses objectifs annuels en raison d’une baisse d’activité réelle ». Mais l’un de ses confrères tempère : « Nous sommes prêts à être solidaires et à accepter un décalage du versement des augmentations annuelles et bonus, mais pas leur réduction, ni leur suppression ». Et en cas de prise de mesures affectant leur rémunération, près de 20 % des avocats pensent changer de cabinet.

Plusieurs firmes ont déjà pris des mesures à l’échelle mondiale, qui sont donc applicables aux bureaux parisiens. Simmons & Simmons a déclaré début avril que les discussions sur les augmentations et bonus seraient décalées de quelques mois. Herbert Smith Freehills a annoncé une réduction des dividendes des associés. Linklaters a reporté la distribution qui devait s’effectuer au mois de juin. Dans ces deux derniers cabinets, des bonus seront attribués à leurs avocats, mais plutôt que de les payer en une seule fois comme habituellement, le paiement s’effectuera en deux tranches. Le processus d’augmentation annuelle a également été repoussé de quelques mois. Enfin, Allen & Overy a annoncé effectuer des ajustements d’échelonnement de la distribution des bénéfices aux associés et a appelé ces derniers à apporter des capitaux. Outre le report de certains investissements et recrutements, la firme du Magic Circle ne procédera pas à la révision annuelle des rétrocessions des avocats au cours du premier trimestre du prochain exercice.

Le manque de recul sur la durée de la baisse d’activité

L’incertitude étant une source d’angoisse pour les collaborateurs, certains cabinets ont préféré les rassurer en amont. « Les bonus étant versés en deux fois, notamment avant fin mars, nous avons préféré annoncer en début de mois qu’ils seraient bien versés selon l’échéancier habituel pour anticiper tout sujet, souligne Isabelle Cheradame, managing partner de Scotto Partners. Il en va de notre responsabilité d’associés de faire le nécessaire pour que la crise sanitaire et la baisse d’activité afférente n’affecte pas, autant que possible, la rémunération des collaborateurs du cabinet. S’il y a des efforts à effectuer, ils se feront d’abord au niveau des associés, et c’est ce que nous leur avons indiqué ». Même point de vue chez Bignon Lebray : « En 2008, tout s’est arrêté à une vitesse incroyable et nous ne nous en sommes pas si mal tirés. Nous avons une activité plus juridique que judiciaire, mais cette dernière est un bon amortisseur en cas de crise, indique Thomas Buffin. En mars, nous avons eu des temps tout à fait acceptables. L’incertitude concerne les mois d’avril et de mai, mais il n’est pas dans notre intention de licencier et nous paierons les collaborateurs avant les associés : nous y mettons un point d’honneur ». Pour l’année 2019, les bonus et augmentations de Gide ont été décidés dans le courant des mois de février-mars, sans annulation ou report. Pour ceux de l’année 2020, l’attribution sera convenue en février-mars 2021.

La plupart des bureaux parisiens des cabinets attendent de voir l’étendue des effets du Covid-19 sur leurs propres activités, avant de prendre une quelconque position. Leurs homologues américains et britanniques n’ont pas hésité à adopter des mesures drastiques pour consolider leurs finances et atténuer les impacts économiques de la pandémie. En Amérique du Nord, tous les avocats de Baker McKenzie gagnant plus de 100 000 $ auraient vu leur rémunération baisser de 15 %, contre 10 % au Canada. Les augmentations annuelles n’auraient pas lieu, même si la firme garderait la porte ouverte pour les « superformers ». Foley Hoag aurait annoncé la baisse de rémunération de 15 % des avocats gagnant plus de 190 000 $ par an et de 20-30 % pour les non-equity partners. Les equity partners auraient, eux, déjà subi le même sort, pour un montant confidentiel. Freshfields aurait quant à lui suspendu sa dernière distribution trimestrielle aux associés et retardé ses bonus. Et Winston & Strawn aurait indiqué à ses associés, le 6 avril, que leurs distributions seraient réduites de 50 % au cours des trois prochains mois. Si Reed Smith aurait également annoncé une réduction des distributions de dividendes aux associés, Pinsent Masons aurait opté pour un report. Reste à voir ce qui sera mis en place à Paris. « Nous n’envisageons pas de décisions drastiques, telles que la baisse des rémunérations ou le gel total des bonus et des promotions », explique Nicolas Demigneux de Stephenson Harwood. Un autre avocat confesse : « Tant que la trésorerie sera au rendez-vous, nous préserverons les équipes. Si la crise sanitaire se prolonge, nous aviserons. La vérité c’est que l’on ne sait pas ce qu’il va advenir de notre activité ». 

Thomas Buffin Bignon Lebray Stephenson Harwood LPA-CGR avocats Gowling WLG Frédéric Dereux Reed Smith Séverine Hotellier Sidonie Fraîche-Dupeyrat Isabelle Cheradame Allen & Overy Scotto Partners Herbert Smith Freehills Simmons & Simmons Nicolas Demigneux Winston & Strawn Pinsent Masons Baker & Mc Kenzie Pierre-Antoine Degrolard Coronavirus Covid-19