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Les grands défis business & réglementaires des entreprises du CAC 40

Par Édouard Eltvedt, SVP Legal Corporate Affairs, Airbus, Alexis Marraud des Grottes, associé, Orrick Rambaud Martel, Marc Jany, VP Global Head of Business Ethics and Compliance, Dassault Systemes, Gabriel Flandin, associé, Willkie Farr & Gallagher, Hubert Segain, associé, Herbert Smith Freehill

Le Medef a récemment publié une étude visant à démontrer l’inflation normative européenne qui pèse sur les entreprises françaises. Entre 2017 et 2022, elles se sont vu imposer un total de 850 nouvelles obligations par le législateur européen, contenues dans 36 directives et 80 règlements représentant 5 422 pages de réglementations. Ce qui équivaut en moyenne à 12 nouvelles obligations et 73 pages de réglementation par mois !


Cette lourdeur administrative continue est particulièrement notable dans le cadre de la transition verte et numérique. Emmanuel Macron a même appelé, le 11 mai dernier, à « une pause réglementaire européenne » sur les contraintes environnementales pour donner aux acteurs le temps d’adapter leurs chaînes de production.


Comment les entreprises gèrent-elles cet afflux incessant ? Comment les directions juridiques s’organisent-elles pour rester agiles et business partners ? Comment priorisent-elles les nouveaux enjeux ?

État des lieux du marché

Alexis Marraud des Grottes : L’inflation réglementaire est manifeste et ne peut être décorrélée du contexte mondial. D’un point de vue économique et monétaire, la période actuelle est à la hausse des taux d’intérêts, avec certains pays en récession. Cela a des conséquences significatives notamment sur le marché des fusions-acquisitions pour les entreprises du CAC 40. Certaines ont la capacité de saisir les opportunités dans ce contexte et peuvent investir dans des régions, comme les États-Unis, où les prix faiblissent. En revanche, pour la cession des actifs non stratégiques, le marché est ralenti car les fonds d’investissement sont moins présents, notamment en raison de la hausse des taux d’intérêt. Il me semble donc que les grands acteurs du CAC 40 sont plus à l’acquisition qu’à la vente.

Du point de vue géopolitique, la crise du covid, la guerre en Ukraine, la hausse du coût des matières premières, le repli des marchés sont autant d’explications d’un retour à une production locale lorsque cela est possible. Un flux de relocalisation des actifs asiatiques vers l’Europe semble d’ailleurs débuter dans certains secteurs. Nombre d’acteurs sont en quête d’acquisitions dans des activités leur permettant d’être plus « green », notamment à travers la recherche, l’infrastructure, l’énergie solaire ou éolienne. Enfin certains acteurs du CAC 40 poursuivent les investissements dans le secteur de la tech, y compris sur des petites cibles, quelle que soit la géographie, pour ne pas rater le développement d’une innovation importante.

L’environnement global incertain et inflationniste réglementairement a des conséquences. Les acteurs recherchent à sécuriser les deals par le recours à des due diligences très poussées, y compris en ESG. Le droit de la concurrence, le contrôle des investissements étrangers et le regulatory en général créent une 

pression significative sur les opérations. Les assurances W&I pour les garanties d’actifs et de passifs sont de plus en plus utilisées et dans certaines juridictions, le recours aux MAC clauses, bien que difficiles à négocier, est encore pratiqué pour se protéger.

Édouard Eltvedt : Pour une entreprise comme Airbus, qui est intégrée, européenne bien sûr mais surtout internationale – je rappelle que près de 35 % des composants de nos avions viennent des États-Unis et que nous avons des chaînes d’assemblage en Chine – tout ce qui va participer à la tension du commerce mondial est pénalisant. S’il me semble totalement légitime que les États protègent leurs domaines souverains par le biais du contrôle des investissements étrangers, les périmètres concernés se sont considérablement étendus au fur et à mesure des années, et comprennent désormais aujourd’hui la sécurité alimentaire ou l’énergie. L’inflation réglementaire est notoire sur cette problématique et s’accompagne, malheureusement, d’un manque d’harmonisation des réglementations, en Europe notamment.

Gabriel Flandin : Cet afflux législatif ne doit néanmoins pas uniquement être perçu de façon négative. Les textes européens sont le reflet de principes contemporains et sont imprégnés des problématiques actuelles. Le groupe Dassault a été créé sur une fibre très sociale, donc ces valeurs sont inhérentes à sa construction. Airbus était pour sa part un regroupement d’entités, donc il y avait un peu moins de sens sociologique dans sa démarche de départ. Mais il intéressant de constater que ces normes peuvent faire évoluer ces grands groupes, ce qui me semble très positif. Airbus est aujourd’hui un modèle en matière d’informations non financières communiquées aux partie prenantes. Il faut en effet reconnaître que nous vivons désormais dans un monde dans lequel les ressources naturelles (l’air, l’eau, la terre) ne sont pas disponibles de façon illimitée. On ne peut donc plus considérer que les entreprises peuvent les utiliser sans aucune contrepartie. Le mouvement qui incite les grandes sociétés à travailler sur ces sujets me paraît intéressant, louable et même nécessaire – ce qui n’interdit pas bien entendu de discuter de la forme et des moyens.

La question pour les juristes est donc de savoir si autant de textes étaient nécessaires pour y parvenir. Une directive de cinq pages livrant des grands principes n’aurait-elle pas suffit plutôt que d’avoir 73 pages de nouvelles réglementations à absorber par mois ? Est-ce que ce qui avait été fait en classant les fonds d’investissement ou en facilitant le fléchage de l’argent ne suffisait pas à changer les comportements ?

Faire face au déferlement reglementaire

Édouard Eltvedt : La décarbonation est l’un des aspects positifs de cette tendance, notamment pour un groupe du secteur aéronautique comme Airbus qui l’a totalement intégré à sa stratégie. Mais il faut pouvoir naviguer dans cette réglementation et s’équiper. Airbus est une société européenne dont le siège est aux Pays-Bas, nous appliquerons donc la directive CSRD pour le rapport annuel de 2024 qui sera publié en 2025. Sa préparation doit être minutieuse. Nous avons déjà mis en place une équipe dédiée, trans-fonctionnelle, pour travailler sur ces sujets qui ne se limitent pas au juridique. Ils touchent à la stratégie, à l’environnement, aux technologies de l’information… Ce sont des enjeux majeurs pour une entreprise comme Airbus, c’est notre licence pour continuer de croître.

Pour la première fois cette année, nous avons inséré un point de discussion sur le climat lors de l’assemblée générale. Il ne donne pas lieu à un vote des actionnaires puisque la loi néerlandaise ne l’impose pas, mais nous avons tenu à proactivement expliquer notre stratégie climatique et avoir des échanges avec les actionnaires dans le cadre des questions/réponses à l’assemblée générale et dans le cadre de nos gouvernance roadshows. Je constate d’ailleurs que les questions des investisseurs sur les enjeux de durabilité, de climat et de droits humains ont pris une place croissante, alors qu’auparavant les discussions en roadshow portaient principalement sur le profil des administrateurs, la rémunération des dirigeants, etc.

Nous avons créé en 2017 un comité du conseil d’administration dédié à l’éthique et à la conformité que nous avons étendu, en 2020, à la durabilité. Il se réunit de manière trimestrielle, à l’image des autres comités du conseil d’administration. La moitié de ses débats portent sur des enjeux de durabilité. Nos administrateurs et, plus globalement, nos dirigeants ont totalement intégrés ces sujets.

Hubert Segain : Le déferlement de lois et de réglementations diverses est tel que le travail des directions juridiques et de leurs conseils devient extrêmement compliqué. Avec l’inflation des règles de droit « dur », dont certaines comportent des éléments extraterritoriaux, mais aussi l’expansion des normes issues de la soft law à travers des standards, lignes directrices, bonnes pratiques, codes de gouvernance et chartes, il est particulièrement compliqué aujourd’hui de suivre ce qu’il se passe. Cette activité normative est diffuse, en constante évolution et hétérogène à travers le monde. Par exemple, les nouveaux standards de reporting sur la durabilité introduits par la directive CSRD et les futures obligations en matière de devoir de vigilance qui sont issues de la proposition de directive CS3D sont difficiles à appréhender pour les émetteurs. Ces textes introduisent de nouveaux concepts et notions juridiques qui impliquent de repenser le droit et la manière dont les entreprises se conforment aux règles. Le rôle des régulateurs et des organisations professionnelles consiste aujourd’hui beaucoup moins à négocier et à préparer les textes qu’à absorber le contenu et à les expliquer. Il y a donc un déplacement normatif vers l’Europe, surtout en matière de RSE, avec des corpus législatifs extrêmement complexes. Les cabinets doivent s’équiper pour suivre ces nouvelles problématiques en s’entourant de professionnels dits de legal know-how, ce qui n’était pas le cas il y a une dizaine d’années.

Marc Jany : Les entreprises ont dû faire face à une salve de réglementations diverses : que ce soit en matière d’anti-corruption, de gestion de la donnée personnelle, de devoir de vigilance, de reporting extra financier et demain sur l’intelligence artificielle. Ces sujets suivent une certaine actualité et le législateur se doit d’être le reflet des attentes de la société civile. Certes, ce sont des véritables challenges pour les connaître, les mettre en place puis les déployer dans des groupes internationaux. Mais finalement, elles répondent soit à un besoin de contraindre certains pays qui ne respectent pas les droits fondamentaux, soit de protéger les données essentielles des personnes, ou bien de préserver notre planète. Elles ont également pour visée de répondre aux attentes des investisseurs, ou des agences de notation qui transmettent aux entreprises un nombre important de questionnaires, chaque année. Les collaborateurs eux-mêmes ont des attentes. Les objectifs de ces législations sont donc louables et ce n’est pas par hasard si cet afflux réglementaire se met en place.

L’entreprise doit mettre en place des outils communs pour aider les directions de la conformité, les directions juridiques et les avocats à mener des due diligences pour sélectionner les partenaires, les fournisseurs et tous les prestataires de la chaine de valeur. Finalement, elle doit essayer de ne pas vivre ces changements organisationnels comme une contrainte, mais bien comme un pas vers le mieux. Demain, le reporting extra-financier aura un effet vertueux sur l’ensemble de l’économie car la totalité des acteurs devront être au diapason pour avoir de bonne notation et ainsi gagner des parts de marché. Les entreprises sont encouragées à être vertueuses sur toutes leurs activités et leur chaine de valeur.

Gabriel Flandin : La question de la chaine de valeur me semble intéressante, car d’un côté elle fait peser une responsabilité importante sur l’entreprise quant à ses sous-traitants, mais elle apporte également une forme de soft law. Ce que l’on n’a pas réussi à imposer au plan du droit international, passe aujourd’hui par un devoir qui va peser sur les grands groupes européens de forcer à une mise à niveau de l’ensemble des prestataires et fournisseurs de la chaine de valeur, quelles que soient les juridictions concernées. Le protectionnisme que vous évoquiez au début se voit donc limité par des nouveaux textes qui imposent aux grands groupes de poser des standards pour leurs sous-traitants.

Alexis Marraud des Grottes : Le capitalisme responsable a été initié par des dirigeants français de groupes comme Michelin, Renault ou Veolia. Cela a eu une résonnance aux États-Unis. L’objectif est vertueux car il est centré vers la recherche d’effets bénéfiques pour la planète. C’est dans ce cadre qu’intervient la directive CSRD qui est tournée vers la production d’informations ESG. En pratique, elle impose aux entreprises de comprendre la norme et les concepts désormais européens qui y sont traités et qui peuvent être différents des conceptions locales. Les entreprises ont aussi un gros travail à mener pour sourcer une information de qualité auprès des parties prenantes (les sous-traitants et les fournisseurs). Dès l’année prochaine, les entreprises du CAC40 devront s’atteler à leurs obligations de publication eu égard aux conséquences de celles-ci. L’ensemble de ces travaux est lourd pour les directions juridiques.

Réorganiser sa direction juridique 

Hubert Segain : Un simple conseil aux entreprises : embauchez dès maintenant ! Une étude va bientôt être publiée visant à calculer le nombre de salariés qui devront être recrutés au cours des trois prochaines années par les très grands groupes pour répondre aux contraintes des nouvelles normes. Il s’agirait tout de même de plusieurs dizaines de personnes dans les situations les plus extrêmes ! Les entreprises qui anticipent dès maintenant l’entrée en vigueur des futures normes, en déployant de nouvelles équipes et en formant les collaborateurs, seront en capacité demain de répondre immédiatement aux défis de la mise en conformité. Ces nouvelles obligations auront pour conséquence de revoir le modèle d’affaire et la manière dont l’entreprise est organisée, des dirigeants jusqu’aux fonctions commerciales et opérationnelles. L’exercice d’identification, de cartographie, de prévention des risques, de due diligence interne et externe, de contrôle et d’audit des processus internes en matière de ESG/RSE se traduira par une augmentation importante des coûts pour les entreprises. Les grands groupes qui sont généralement bien équipés y survivront, mais pour les petites sociétés cotées, l’inflation normative sera plus compliquée à gérer.

Édouard Eltvedt : Je partage votre avis, les entreprises doivent également participer à la formation et au développement des compétences. En contrôle des exportations, en particulier, on manque de spécialistes – qu’ils soient juristes ou pas. C’est pourquoi Airbus lance un diplôme universitaire avec l’université Toulouse Capitole intitulé « executive certificate en contrôle des exportations et sanctions économiques », à partir de septembre.

Hubert Segain : Les institutions européennes et l’État français, dont la carence en matière de lutte contre le réchauffement climatique a plusieurs fois été relevée par le juge administratif, se défaussent de leurs obligations sur les entreprises qui deviennent des agents économiques en charge de la régulation, des délégataires de la puissance publique qui doivent définir les cadres contraignants qu’elles vont ensuite s’appliquer : définition du plan de vigilance et mise en œuvre effective de ce plan dans l’ensemble de la chaîne de valeur. Un jugement important du tribunal judiciaire de Paris en date du 28 février dernier, rendu en état de référé, a apporté des éclairages précieux qui mettent en lumière les carences de la loi du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance. Cette décision indique notamment que le texte « assigne des buts monumentaux de protection des droits humains et de l’environnement, précisant a minima les moyens qui doivent être mis en œuvre pour les atteindre ». En réalité, cette loi est pratiquement vide, son contenu est général et « incantatoire », dénuée d’indications pratiques pour les sociétés assujetties. Par conséquent, ce sont les entreprises qui doivent elles-mêmes déterminer les normes qu’elles doivent s’imposer et indiquer comment elles doivent être mises en œuvre. Ce dispositif est source d’insécurité juridique et je trouve cela totalement anormal.

Gabriel Flandin : Il me semble que l’erreur majeure du texte sur le devoirs de vigilance a été de vouloir en faire un texte opposable, sans le recul nécessaire. En effet le principe même de la réforme n’avait pas vocation à en faire un texte permettant d’obtenir réparation d’un préjudice. En revanche, la logique retenue par le législateur consistant à demander aux entreprises de travailler sur leur matrice des risques me semble être un élément fort de ce texte qui n’a pas cherché à faire du « micro-management » des problématiques et a donc réussi à ne pas nécessiter des centaines de pages de décrets d’application pour créer des catégories infinies. C’est une règle de gouvernance que le législateur insuffle. Les entreprises doivent elles-mêmes définir leurs problématiques à gérer.

Marc Jany : La portée effective de la loi française sur le devoir de vigiance est encore à démontrer. Il n’y a pas de sanction administrative et financière pour le moment, même s’il y a une dizaine de contentieux devant les tribunaux. Bien sûr il y a des coûts contentieux pour les entreprises et un aspect médiatique à gérer. Mais la seule décision publiée à ce jour est celle contre TotalEnergies dans laquelle le tribunal judicaire de Paris a déclaré la demande de l’ONG irrecevable. Il faut attendre de voir ce que va donner la directive européenne sur le devoir de vigilance, car les États membres vont tenter de freiner au maximum son champ d’application. Les enjeux sont redoutables pour les entreprises.

Le fait que l’entreprise se substitue à l’administration, on l’a déjà remarqué en matière d’anticorruption puisque les autorités judiciaires délèguent aux entreprises d’effectuer l’enquête à leurs frais. Ce sera indubitablement des coûts supplémentaires pour les groupes.

Édouard Eltvedt : Ces réglementations et les nouvelles responsabilités imposées aux entreprises obligent les directions juridiques et conformité à réfléchir sur la façon dont leurs départements sont organisés et à s’adapter à ces nouveaux enjeux. Au-delà de l’organisation classique corporate, contentieux, contrats, etc., nous mettons en place des task forces transverses avec des juristes de différents départements et de différents pays, sur le digital, sur la durabilité sur les tensions commerciales…, nous réévaluons nos besoins – de manière générale, Airbus a annoncé vouloir recruter 13 000 personnes cette année et l’accent sera mis sur la production bien sûr, mais aussi sur les domaines du digital ou de la cybersécurité – mais dans le domaine juridique et conformité, il ne s’agit pas nécessairement uniquement d’embauche, mais également de savoir si nos forces sont bien réparties et d’optimiser notre organisation.

Evidemment nous veillons à nous adjoindre les services d’avocats spécialisés, mais nos budgets d’externalisation ne vont pas nécessairement augmenter pour autant.

Marc Jany : Le travail transversal entre équipes permet aux différents collaborateurs d’aborder les dossiers avec un esprit plus large. Pour être efficaces, il faudra tout de même faire vérifier les procédures de vigilance de l’entreprise par des avocats pour être sûrs qu’elles soient conformes aux lois. Les cabinets auront donc leur rôle à jouer. Mais de manière générale, les entreprises doivent internaliser l’ensemble de ces obligations dans leurs process.

Hubert Segain : Il est intéressant de noter que cette transversalité se transforme en interne de façon assez différente. Chez certains de mes clients, le legal reste en pointe et coordonne les ressources humaines, les financiers, la sustainability, etc. Dans d’autres groupes, la sustainability prend en main cette transversalité, dans d’autres c’est la finance. C’est une lutte de pouvoirs qui se joue en ce moment au sein des groupes français. Les directions juridiques ne doivent pas perdre la main sur ce qu’il se passe.

Édouard Eltvedt : Nous avons une équipe de sustainability juridique composée de spécialistes qui fait ce travail de vérification. Mais la sustainability est également un sujet hautement opérationnel et transverse et c’est pourquoi elle a au sein d’Airbus une équipe dédiée et séparée du juridique. Qu’elle que soit l’organisation, il n’en demeure pas moins qu’il est primordial que la communication soit permanente et effective entre les équipes.

Alexis Marraud des Grottes : Dans nombre de grands groupes, les directions juridiques et leurs équipes sont essentielles. Elles doivent s’assurer que toute la procédure de production de l’information est conforme aux exigences réglementaires et que les parties prenantes aient suffisamment d’informations. Il s’agit de gérer un risque de communication. Sinon c’est le risque contentieux qui se profile. Actuellement, en matière de devoir de vigilance, les décisions sont mesurées. Va-t-on aller plus loin ? Le dossier BNP Paribas qui va venir à l’instance nous en dira peut-être plus. En matière de responsabilité des dirigeants, l’affaire Client Earth contre Shell au Royaume-Uni est importante. Le juge anglais a rejeté l’affaire notamment en considérant que Client Earth, qui avait acquis 27 actions pour mettre en jeux la responsabilité des dirigeants, détournait la finalité de l’action en cherchant indirectement à imposer au conseil d’administration sa vision du plan de réduction carbone, alors que cela relève de la compétence des dirigeants. De plus, suivant la Business Judgment Rule, qui est une règle quasiment universelle, il y a un principe de non-immixtion du juge dans la gestion. Donc tant en matière d’information que de responsabilité, il y a une certaine parcimonie du juge dans cette matière qui est par ailleurs aussi nouvelle pour eux.

Édouard Eltvedt : Le risque contentieux est une réalité. Pour beaucoup d’entreprises, ce n’est plus une question de « si », mais de « quand ». Il faut donc se préparer.

Marc Jany : Il ne faut pas non plus sous-estimer le risque d’image, notamment face aux allégations ébruitées par des ONG dans les journaux. Il faut y répondre directement, puis expliquer aux investisseurs, aux clients eux-mêmes… Il faut montrer patte blanche.

Alexis Marraud des Grottes : La direction juridique intervient beaucoup plus en amont dans l’ensemble de ces process et doit être bien plus efficace qu’il y a vingt ans dans ses réponses.

Marc Jany : Absolument, nous mettons en place des process internes de veille liés au client lui-même, et au risque pays, pour déterminer les précautions à prendre et se protéger.

Édouard Eltvedt : Il est également possible de capitaliser sur ce qui a été mis en place dans un domaine pour l’étendre à un autre domaine. Dans le cadre d’enquêtes de conformité résolues en 2020, Airbus a mis en place des procédures internes jugées par l’Agence Française Anti-corruption comme dignes des plus hauts standards. Face aux nouvelles réglementations sur les droits humains, nous capitalisons sur nos procédures et outils technologiques développés pour l’anti-corruption afin de les adapter aux due diligences requises sur nos fournisseurs.

Marc Jany : Je pense qu’il convient d’agir par paliers successifs pour gérer les nouvelles normes. Face aux développements récents de la réglementation sur l’intelligence artificielle, la première étape est d’interdire aux collaborateurs qui utilisent les outils de l’IA de poster des informations confidentielles ou personnelles sur les plateformes qui sont dépourvues de contrôle et de veiller à la qualité des outputs. Les principes directeurs mis en avant par l’AI Act sont plutôt sains et prévoient une gradation des risques pour cadrer l’utilisation de l’intelligence artificielle. Mais au regard de l’évolution fulgurante de l’IA et de ChatGPT, les entreprises devront faire preuve d’une grande vigilance.

Alexis Marraud des Grottes : Le cabinet Orrick s’est rapidement positionné sur les premières class actions qui sont apparues aux États-Unis comme par exemple contre GitHub, une filiale de Microsoft. La plupart de nos clients considèrent cette évolution de l’IA générative comme étant plus significative que ne l’étaient la crypto ou le métavers. Les directeurs juridiques courent après la gestion des risques en la matière et ils sont actuellement dans une phase d’inventaire pour identifier ce qu’ils utilisent en termes d’IA, tenter de comprendre si les algorithmes rentrent dans la définition de l’IA, pour enfin savoir demain dans quelle catégorie seront classifiées les IA. Nous faisons beaucoup de formations sur ces sujets. En parallèle de cette phase de compréhension de l’existant, les directions juridiques doivent mettre en place des politiques internes pour gérer les risques RGPD, IP, de discrimination, etc. notamment dans l’attente de l’entrée en vigueur de l’IA Act. Ensuite il y aura la mise en place de l’IA Act et la gestion des risques en découlant. Les entreprises ne veulent pas passer à côté de l’innovation et investissent en la matière.

Édouard Eltvedt : L’entreprise doit éviter d’avoir à créer des nouveaux process pour chaque nouvelle réglementation. Elle doit tenter au maximum d’utiliser les procédures déjà mises en œuvre et effectives pour gérer ces nouvelles situations.

Hubert Segain : L’effet bénéfique de ces récents développements est de faire monter la place du juridique au sein de l’entreprise. Le board est très demandeur de l’appui des conseils externes et de la direction juridique.

Édouard Eltvedt : Sans aucun doute. La direction juridique a gagné une place centrale dans le groupe face à ces enjeux de société.