Les directions juridiques en première ligne face à la crise
« Nous sommes en guerre », a martelé le président Emmanuel Macron dans son discours du 16 mars visant à mobiliser la population contre « un ennemi invisible et insaisissable ». Un décret publié au Journal officiel du 17 mars a restreint les déplacements des Français. La majorité des entreprises, largement impactée par ce confinement, a dû s’organiser pour y faire face. Les directions juridiques sont depuis en première ligne pour adapter l’activité de leurs groupes et des salariés à la multitude d’ordonnances parues en quelques jours. Pour mieux prendre la mesure de leur mission, la rédaction de la LJA a lancé une grande enquête intitulée « Covid-19 : comment les directions juridiques se mobilisent-elles ? ». Analyse.
Menée entre le 31 mars et le 9 avril 2020, l’enquête conduite par la rédaction de la LJA, en partenariat avec l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE), a connu un beau succès. Un peu plus de 200 juristes ont répondu au sondage. La majorité d’entre eux (87 %) travaille dans des grandes entreprises (ETI et groupes du CAC 40) et dans une équipe comprenant moins de dix juristes (65 % des répondants). Si les secteurs représentés sont très divers, allant du BTP-construction à l’assurance, en passant par la banque et l’industrie, leurs témoignages vont globalement dans le même sens.
Une mise en télétravail sans difficulté
Un peu plus de 60 % des juristes interrogés a été placé en confinement après le discours prononcé par le président Emmanuel Macron le 16 mars dernier. Ils ne sont que 33 % à avoir été autorisés au télétravail quotidien dès le premier discours d’alerte, le 12 mars. Premier constat : les entreprises ont réagi moins rapidement que les avocats qui, eux, ont majoritairement choisi de confiner leurs équipes avant la publication du décret (cf. l’article de la rédaction en pages 4-5). L’enquête révèle par ailleurs que, comme pour les avocats, dans près de 90 % des cas, le remote working des juristes s’est déroulé de façon fluide. « Une charte du télétravail a été mise en place en juin 2019, des tests informatiques ont été menés en septembre et décembre derniers, notamment sur la possibilité de mettre tous les salariés en télétravail, témoigne un sondé. À quelques exceptions près, l’ensemble des salariés avait expérimenté le télétravail au moins une journée avant fin décembre 2019 ». Rappelons que les grèves massives de fin d’année avaient « permis » de procéder à des tests grandeur nature du télétravail. La plupart des équipes étaient donc déjà organisées.
On ajoutera aussi que, depuis l’ordonnance Macron du 22 septembre 2017, les grandes entreprises ont pour la plupart signé des accords collectifs autorisant ce mode de travail un à deux jours par semaine. L’un des répondants à l’étude le confirme : « Nous étions d’ores et déjà munis du matériel nécessaire, un accord collectif sur le télétravail existe dans notre société depuis plusieurs années ».
Les témoignages de passage compliqué au home office sont, dans les réponses au sondage, assez rares. Certaines relatant l’absence d’ordinateurs portables pour tout le monde, d’autres évoquant le retard de livraison des PC, la difficulté d’accès au VPN, et bien sûr la difficulté d’organisation en raison de la présence de jeunes enfants dans la maison. Rien d’insurmontable, juste de l’adaptation à des contraintes inédites.
Les équipes juridiques qui s’en sont le mieux sorti sont sans aucun doute celles qui avaient misé sur la digitalisation de leurs méthodes de travail depuis plusieurs années. Ayant déjà appris à se servir d’outils numériques, elles n’ont globalement pas été désorganisées par le confinement. « Nos collaborateurs étaient déjà dotés d’ordinateurs portables avec des connexions VPN à distance et ils savent tous maîtriser les outils collaboratifs de notre métier », a par exemple témoigné auprès de la rédaction Christian Le Hir, directeur juridique de Natixis, qui est l’un des rares précurseurs en matière de digitalisation du métier juridique. Même retour d’expérience de Florence Bigot, directrice juridique France et Maroc de Capgemini : « Le passage au travail à domicile à temps complet a été simple car nos méthodes de travail comportaient déjà la mise en place d’outils collaboratifs et de plateformes de partage de knowledge management pour les juristes. La période actuelle nous permet de valider des choix que nous avions fait il y a plusieurs années ». La signature électronique avait par exemple été mise en place dans le groupe il y a plusieurs mois et est en cours de déploiement sur l’ensemble des contrats.
Une organisation souple
Si près de 84 % des répondants annoncent avoir la possibilité d’exercer en télétravail depuis plusieurs années, ils sont tout de même 53,93 % à avoir fait le choix de n’y recourir que rarement. Car l’un des éléments les plus compliqué à gérer en home office est bien le manque d’interaction avec les autres membres de l’équipe. Rien ne remplace la satisfaction d’un sourire, d’un regard encourageant ou d’une quelconque marque de contentement. C’est pourquoi, depuis le confinement, la majorité des directeurs juridiques a fait le choix de garder au maximum le contact avec l’ensemble de l’équipe via des réunions téléphoniques ou des visioconférences. Dans 62 % des cas, le planning de ces réunions est souple et fonction des besoins des dossiers. Mais 35 % des répondants affirment tout de même avoir des rendez-vous quotidiens et à heures fixes. Personne ne semble d’ailleurs s’en plaindre car les juristes ont besoin d’échanger, de confronter leurs avis et points de vue, dans une période de tension palpable et face à des problématiques juridiques quasiment inédites.
Le chômage partiel ne vise que très peu les postes juridiques (68 % des réponses évoquent l’absence de chômage partiel dans l’équipe). Les rares cas concernent les assistants juridiques et les contrats intérimaires. Mais, fin mars, quelques témoignages indiquaient que la situation pouvait évoluer si le confinement perdurait. « Pour le moment, nous n’avons pas encore eu recours à l’activité partielle, mais il se pourrait qu’au cours du mois d’avril nous y soyons confrontés », reconnaît un responsable juridique. Plusieurs juristes expliquent en outre que les congés et RTT leur ont été imposés en avril, malgré la hausse de dossiers à traiter. Et ces derniers de s’interroger sur la conduite à mener pour parvenir à terminer leurs travaux car, pour presque 60 % des répondants, l’activité est nettement supérieure au rythme quotidien.
Parmi les sujets actuellement traités, sans surprise ceux relatifs au Covid-19 sont les plus nombreux. Dans quasiment 65 % des cas, l’ensemble des membres de la direction juridique est appelée à travailler dessus, en fonction des dossiers. Droit du travail/RH, suspension et résiliation des contrats, notification de la force majeure, mécanismes des aides européennes et de l’État français, relation avec les bailleurs, les fournisseurs et les prestataires, organisation de l’assemblée générale, impact des ordonnances sur l’activité… La palette d’expertises juridiques nécessaires pour permettre à l’entreprise de continuer à produire, voire dans certains cas de survivre, est particulièrement dense. Dans le podcast Think & Fight, Laure Lavorel, présidente du Cercle Montesquieu et senior associate general counsel du groupe américain Broadcom, note la complexité du traitement des sujets, particulièrement dans le cadre d’une activité internationale. « Il n’y a pas de plan européen global, constate-t-elle. On est obligé de regarder pays par pays. L’Espagne ne réagit pas comme l’Italie, ni comme la France ». Rappelons en effet que, dans l’hexagone, la loi prévoit une obligation de sécurité renforcée pour l’employeur. Mais la directrice juridique rappelle que, même dans les pays où la législation est moins impérative, les règles de sécurité sont tout aussi suivies. « Les juristes sont poussés à être innovants, à être courageux et à prendre des décisions extrêmement rapidement », poursuit-elle. Ils sont en première ligne pour accompagner la direction générale dans ses décisions stratégiques.
Un savoir-faire indispensable à l’entreprise
Plus de 67 % des répondants indiquent que la direction générale de l’entreprise garde la main sur les sujets Covid-19, en lien direct avec la direction juridique. Une cellule de crise a été créée dans 86 % des cas pour regrouper différentes directions (DAF, DRH, etc.). Et selon Laure Lavorel, le directeur juridique a une place à prendre dans ce contexte. En période de crise, dit-elle, la position du directeur juridique est très écoutée. « On est un peu comme le personnel naviguant dans les avions lors d’une période de trous d’air. Nous devons être capables d’être courageux et de tenir le rôle du leader inspirant ». Selon elle, « ces événements mettent en lumière le rôle que le directeur juridique a de plus en plus dans un contexte de gestion de crise. C’est une évolution assez récente du rôle de directeur juridique, plus souvent laissé au secrétaire général dans les entreprises. On a vu ces dernières années une évolution du métier du directeur juridique vers la gestion de crise. Cette fois, on en a un exemple manifeste ».
Mais elle prévient : « Il faut être rassurants car nos CEO et nos Comex ne sont pas du tout détendus puisque la situation est grave. […] Le directeur juridique doit être sûr de ses positions mais aussi être transparent sur le fait que les remèdes ne seront pas à 100 % efficaces ». Cette crise pourrait donc être une opportunité pour les juristes de montrer à quel point ils sont indispensables. À quelque chose, malheur est bon.
Les juristes consultent-ils toujours les avocats ?
Les juristes l’affirment sans détour : les budgets des avocats ne sont pas coupés. Seuls 6,86 % reconnaissent ne plus avoir d’autorisation de la direction générale pour avoir recours à des conseils externes. Mais près de 70 % des répondants les consultent sur des points précis, notamment sur des suivis de contentieux habituels. Si 96 % des répondants consultent les newsletters des cabinets sur le Covid-19, ils ne sont pourtant que 8 % à recourir à leurs avocats sur le sujet. Le traitement juridique de la pandémie est donc assurément une question de juristes internes. Mais alors qu’attendent aujourd’hui les juristes de leurs avocats ? Globalement, la même chose que d’habitude : des conseils stratégiques, du pragmatisme, de la disponibilité, des réponses claires et rapides… Et certains de lancer : « Des recommandations pour gérer au mieux la reprise ». Car au-delà de la gestion de crise actuelle, il faut aussi - et peut être surtout - penser à l’après.